Inde : le personnage Modi (1/2)

Olga Benne
27 Juillet 2015


Du 7 avril au 12 mai 2014, l’Inde organisait la plus grande élection démocratique de l’Histoire, avec un corps électoral d’environ 814 millions d’électeurs. Le 26 mai, le nationaliste hindou Narendra Modi, candidat du Bharatiya Janata Party (BJP) – « le parti du peuple indien » -, remportait une large victoire et devenait Premier ministre. Ces dernières semaines, l’heure était aux bilans.


Crédit AFP photo/Raveendran
Pendant la campagne, la potentielle victoire de Narendra Modi a fait couler beaucoup d’encre et n’a pas manqué de susciter des inquiétudes. Indiens ou étrangers, journalistes, militants, écrivains et politologues : tous ont voulu s’exprimer. Beaucoup ont prédit une période de pouvoir autoritaire, et certains sont même allés jusqu’à parler de fascisme, ou encore imaginer un retour à l’état d’urgence - comme sous l’ère d’Indira Gandhi, qui avait suspendu la démocratie en 1975 et 1976.

Il ne faut pas chercher bien loin pour trouver l’origine de ces craintes. Ministre en chef de l’Etat du Gujarat de 2001 à 2014, Narendra Modi a été au cœur de nombreuses polémiques, déclenchées le plus souvent par sa rhétorique jugée islamophobe. L’homme politique a notamment été pointé du doigt en février 2002, lors des émeutes qui s’étaient développées contre les musulmans dans le Gujarat. En quelques semaines, près de 2 000 personnes avaient trouvé la mort.

L’administration qu’il dirigeait avait alors été accusée de ne pas avoir suffisamment lutté contre ces violences, voire de les avoir encouragées dans certains cas. Il est également membre de longue date du mouvement RSS (Rashtriya Swayamsevak Sangh, « organisation patriotique nationale »), considéré historiquement comme le fondement idéologique du BJP. Ouvertement inspiré des extrêmes droites européennes des années 1930, ce groupe souhaite entre autre remplacer l’Etat laïc par un Etat théocratique hindou. Pourtant, le sécularisme est garanti par la Constitution de 1947, et près de 20 % de la population indienne n’est pas hindoue.

L'homme providentiel

Si par les positions pour lesquelles il était connu depuis longtemps, Narendra Modi s’est appuyé sur un solide noyau d’hindutvawadis (partisans de l’idéologie nationaliste hindoue) – ces derniers sont bien loin d’être les seuls à avoir voté pour le BJP en 2014. L’actuel Premier ministre est progressivement parvenu à élargir son électorat, jusqu’à faire la quasi-unanimité. Son statut de « self-made man », ayant commencé comme vendeur de thé, a su charmer les Indiens. Mais surtout, au-delà de l’anecdote, il est considéré comme un homme proche de son peuple et a su éveiller un énorme espoir de renouveau. Amandeep, un jeune travailleur indien rencontré à Dubaï nous a fait part de son optimisme : « Il est notre seul espoir. Si lui ne permet pas à l’Inde de prendre la voie du développement, personne ne le peut ».

Lorsqu’il était gouverneur du Gujarat, Narendra Modi a été reconnu et apprécié pour avoir modernisé l’Etat et relancé sa croissance. Un grand nombre de citoyens a donc espéré – comme cela était promis - qu’un tel modèle pourrait se reproduire à l’échelle du pays entier. La croissance économique a certes été au rendez-vous pendant de nombreuses années en Inde, mais n’a pas permis une amélioration générale des conditions de vie ni une réduction des inégalités, au contraire. La frustration est donc à son comble, ainsi que la méfiance envers la classe politique traditionnelle. Les différents gouvernements se sont succédé mais n’ont pas proposé de modèles plus contrôlés et équitables. Ils se sont aussi embourbés les uns après les autres dans des affaires de corruption.

Le principal opposant du BJP en 2014, Rahul Gandhi, n’était pas destiné à une carrière politique, mais a finalement été choisi pour représenter le parti du Congrès en tant que descendant de la dynastie Nehru-Gandhi. Le manque de crédibilité de sa campagne a permis à Narendra Modi d’être seul dans l’arène. Véritable hyperactif, il a été très présent dans les médias. En tenant compte des classes populaires dans ses discours et en proposant une vision alternative, il est parvenu à incarner aux yeux de tous la seule issue à l’inertie politique. C’est ainsi que le peuple indien s’est déplacé en masse vers les urnes pour le propulser au poste de Premier ministre.

Un sans-faute en matière de relance économique

Les premiers mois après l’arrivée au pouvoir de Narendra Modi se sont caractérisés par une accélération du développement économique indien. Alors que la croissance du pays n’était pas à la hauteur des autres puissances émergentes ces dernières années, le FMI a récemment salué les prévisions de croissance pour l’exercice actuel, estimées à 7,2 %, désormais plus que la Chine.

Rapidement, Narendra Modi a pris des mesures fortes allant vers une libéralisation de l’économie. Le gouvernement a de plus en plus recours à des partenariats public-privé pour moderniser les infrastructures. Un plan de création de 100 villes intelligentes réparties sur l’ensemble du territoire a été annoncé. Un allègement de la réglementation sur les IDE (Investissements Direct Etrangers) a également été mis en œuvre. Ces derniers se sont intensifiés de manière spectaculaire et s’élevaient à 3,5 milliards de dollars en juillet 2014, soit deux fois plus qu’en juillet 2013. La ligne politique du gouvernement est favorable aux milieux des affaires de manière claire et assumée. C’est par le dynamisme économique que Narendra Modi voit le développement de son pays, ce qui lui vaut les surnoms de Reagan Indien ou de Deng Xiao Ping de Delhi dans certains journaux.

Le plus gros chantier pour « booster » l’économie est de simplifier et d’alléger les réglementations et démarches administratives qui, très lourdes en Inde, sont un véritable frein. Le gouvernement s’est donc lancé ces derniers mois dans une chasse aux lenteurs bureaucratiques.

La négligence des questions environnementales

Mais alléger la bureaucratie pour accélérer la croissance a aussi signifié se débarrasser des règles « encombrantes » de protection de l’environnement. Au mois d’août dernier par exemple, le Conseil National de la faune et de la flore autorisait près de 140 projets à une vitesse hallucinante : construction d’un barrage hydroélectrique, d’un oléoduc, etc. Ces autorisations nécessitent habituellement plus de temps et font l’objet de nombreuses enquêtes. Comment donc ont-elles pu être délivrées si rapidement ? En creusant un peu, de nombreux médias ont trouvé la réponse à ce mystère : les sièges de l’organisme auparavant réservés à cinq ONG agissant pour la protection de l’environnement ont été remplacés par une agence environnementale dépendante de l’Etat du Gujarat.

Le journaliste V. Nilesh, rédacteur au Deccan Chronicle nous explique par ailleurs que, selon lui, des moyens ont été dépensés en matière d’écologie pour des projets « tape-à-l’œil », mais peu réfléchis. « Modi a monopolisé l’espace public avec son projet d’affichage « Swachh Bharat Abhiyan » (Mission pour une Inde propre), pour lequel des millions de roupies ont été dépensées. Est-il vraiment nécessaire que le gouvernement lance un tel projet pour le maintien de la propreté, pourtant une responsabilité des municipalités ? Pendant ce temps, le gouvernement a considérablement réduit ses dépenses pour l’éducation. Elle se trouve aujourd’hui à la merci des entreprises privées pour financer l’installation de toilettes dans les écoles publiques au nom de la campagne « Swachh Vidyalaya » (écoles propres). Ces mêmes entreprises ont bénéficié d’avantages fiscaux de près de 95 milliards de roupies en 2014-2015 !

Les oubliés de la croissance

Le succès d’une politique favorable à la croissance n’a pas été au rendez-vous pour tous les secteurs. Par exemple, les baisses de taux accordées à deux reprises par la Banque centrale cette année n’ont toujours pas permis de relancer le crédit aux petites entreprises. Si pour l’instant, la nouvelle politique économique a été favorable aux multinationales et aux investisseurs étrangers, elle n’a pas eu un grand effet sur le commerce local. L’agriculture qui emploie 53 % de la population active est par ailleurs toujours en crise. Dans le budget 2015-2016, les fonds qui lui sont alloués ont pourtant été amputés de 50 milliards de roupies.
Crédit : DR

Certains soulignent l’absence de changements concrets dans la vie de ceux qui en ont besoin. Au mois de novembre dernier par exemple, Narendra Modi était en visite à Varanasi, la ville dont il est le principal membre du Parlement et qui a été le haut-lieu de sa campagne. Très attendu, il n’est pourtant pas reparti sans laisser de déçus : Mayawati, à la tête de l’Etat de l’Uttar Pradesh, dénonçait alors qu’ « au lieu de prendre des mesures concrètes pour le bien-être des pauvres et des plus démunis, il continue à souffler dans sa trompette... Mais les promesses populistes ne vont pas changer les choses à elles seules, et quelque chose de concret doit être fait pour la cause des personnes délaissées ».

Cet « oubli » de certains sujets touchant le peuple directement, est probablement à l’origine de l’avertissement qu’a reçu Narendra Modi le 10 février dernier à New Delhi. Alors que le BJP pensait remporter le scrutin local facilement dans la foulée des élections législatives du mois de mai, le parti a subi une défaite écrasante face à une jeune formation politique anti-corruption, l’Aaam Aadmi Party (AAP – « le parti de l’homme ordinaire »). La capitale administrative est pourtant essentielle à obtenir pour le groupe au pouvoir et cette défaite constitue un véritable bâton dans les rouages du gouvernement Modi.

« Depuis son élection, Narendra Modi promet d’encourager la création d’emplois et le développement économique. Mais de nombreux quartiers de la capitale manquent d’eau et d’un système d’égouts digne de ce nom. L’électricité est hors de prix pour les foyers modestes, la sécurité des femmes à Delhi reste précaire. Sur ces questions, Modi n’a pas offert de solutions concrètes. » observait alors Adnan Farooqui, professeur de sciences politiques à l’Université Jamia Millia Islamia de Delhi, au journal Belge La Libre.