Guantanamo, «une zone hors droit»

Simon Henry
29 Juin 2013


Le lundi 17 juin, le Pentagone a dévoilé le statut de chacun des 146 détenus à Guantanamo. Pour protester contre leurs conditions de détention, 104 prisonniers observent une grève de la faim. Parmi eux, Nabil Hadjarab, détenu depuis 2003. Le Journal International a rencontré Me Sylvain Cormier, son avocat français.


Crédit photo -- Reuters
Nous sommes profondément préoccupés par le flou juridique permettant des violations permanentes et atroces des droits de l'Homme sur la base navale de Guantanamo, territoire cubain que les Etats-Unis ont usurpé », a tonné M.Parilla, ministre des affaires étrangers cubain, devant le Conseil des droits de l'homme. La rencontre avec Me Sylvain Cormier permet ainsi de lever le voile sur ce centre de détention si décrié.

Depuis quand assurez-vous la défense de Nabil Hadjarab ?

La désignation remonte au printemps 2012. L'oncle de M.Hadjarab m'a contacté pour assurer la défense de son neveu. Après avoir consulté le dossier, je suis entré en contact avec l'association britannique Reprieve qui suit le dossier depuis le début et qui collabore avec des avocats américains. L'important dans cette démarche était de savoir quel était notre angle d'attaque. Je tenais à obtenir le feu vert de Reprieve pour ne pas prendre des initiatives qui auraient pu être préjudiciables pour M.Hadjarab. En août 2012, on a organisé une rencontre dans les locaux de l'association. L'équipe de défense était presque au complet. Ils étaient très heureux que l’on travaille ensemble. Pour eux, c'était un vrai soulagement que quelqu'un se démène en France. Ils ne pouvaient que trop peu peser sur les autorités françaises. Au départ, je me demandais si je n'allais pas être consigné comme la « mouche du coche », les embêter plus qu'autre chose en prenant des initiatives qui auraient pu compromettre la situation de Nabil Hadjarab. Ils m'ont hèlas réconforté en me disant : « faites ce que vous voulez, vous avez carte blanche ».


Pourquoi hélas ?

Parce qu'ils m'ont dit que juridiquement ils étaient au point mort. Ils avaient tout tenté tout perdu. La Cour Suprême avait anéanti leurs derniers espoirs. Ils ont invoqué les droits historiques de l'Habeas Corpus, établissant qu'une personne ne peut être détenue sans intervention judiciaire préalable. Aussi, le procès se doit d'être équitable. Or, la Cour Suprême a validé le statut d'exception de Guantanamo, acceptant que les suspects puissent être détenus indéfiniment et sans jugement. En somme, il s'agit d'une procédure dérogatoire au droit commun.


Il y a une certaine confusion dans les médias hexagonaux. Exigez-vous la libération ou l'extradition de Nabil Hadjarab ?

Dans ce cas précis, il ne s'agit pas d'extradition. L'extradition est la procédure par laquelle un Etat (Etat refuge) livre à un autre Etat (Etat requérant) une personne poursuivie ou condamnée par la justice de ce dernier. Or, il n'y a pas de décision judiciaire. C'est donc la libération que l'on demande. Les Etats-Unis reconnaissent implicitement depuis 2007, sous administration Bush, qu'il y a erreur. Cela a été reconfirmé sous celle d'Obama. Ce faisant, l'objectif principal est de multiplier les procédures pour que ce dossier ne tombe jamais dans l'oubli. On ne peut tolérer qu'un individu « crève » dans l'indifférence totale. On s'est dit avec toute l'équipe qu'il fallait créer des recours tous les trois mois. Certains d'entre eux seront certainement jugés absurdes ou sans chance de succès. On a déposé des plaintes pénales, des plaintes au tribunal administratif, saisit la Cour européennes des droits de l'Homme, bien qu'elle ne soit pas compétente. Bref, tous les recours possibles. Même ceux qui n'existent pas. On va être imaginatif.

Pour quelle raison n'obtenez-vous pas gain de cause ?

Les juristes du gouvernement Bush ont organisé un système pour éviter la juridictionnalisation des situations qu'ils allaient créer. Tout ce que l'on peut savoir résulte d'un document contesté par M.Hadjarab qui émane du département d'Etat américain. Ce document affirme que M.Hadjarab est « libérable » depuis 2007. Guantanamo est hors logique, hors bon sens et hors droit. Les Etats-Unis exigent que des Etats qui correspondent à des critères d' « Etats surs » selon leurs propres normes, se portent garant de la personne qu'ils veulent libérer. Le problème est que personne ne veut se porter garant de quelqu'un qui est resté 11 ans dans une prison pour terrorisme. Pour faire plaisir aux Etats-Unis, la France a accepté d'accueillir deux détenus algériens, en créant une espèce de contrôle judiciaire, d'assignation à résidence sans organiser de procès. Les Etats-Unis ont particulièrement apprécié la démarche et ils aimeraient la renouveler. Aujourd'hui, la France a changé de gouvernement, et ne souhaite pas être considéré comme servile vis-à-vis des Etats-Unis.

Que signifie précisément le statut de « libérable » ?

A Guantanamo, il y'a deux classes de prisonniers : ceux en attente de jugement et les prisonniers par erreur, qui n'ont rien avoir avec le terrorisme. Ces derniers sont placés sont dans une partie spéciale du camp. Il n'y a aucunes charges qui sont retenues contre eux. Ne croyez pas que Nabil ne peut être jugé faute de preuves, il n’en a pas besoin en vérité. S'ils avaient la moindre conviction qu'il était dangereux, qu'il avait participé à une action terroriste de quelque nature que ce soit, il serait jugé et sans doute condamné, en vertu de cette procédure très dérogatoire. Il n 'y a absolument rien contre lui et ils sont à peu près certain qu'il y'a erreur sur la personne. Cette erreur est due au recours massif à la délation rémunérée (5000 dollars). A l'époque, la consigne était d'arrêter quelqu’un de suspect dans l'espoir de donner une information, un nom. Quand vous donnez une fortune à des gens avec pour consigne de dénoncer sans critères de sélection, sans exigence de quoi que ce soit, vous ne pouvez pas nier ne pas être responsable de ces erreurs provoquées. Un grand nombre d’aberrations ont été commises.

Comment les Etats-Unis justifient-ils cette détention ?

En privé, les enquêteurs ont questionné M.Hadjarab et lui ont dit qu'il y'avait une erreur sur la personne. Ça n'a jamais été confirmé par écrit. Le document du département d'Etat américain affirme d'autre part qu'il constitue une menace « moyenne », l'idée étant de justifier cette détention. Quand les personnes sont libérées, on leur demande de signer un document dans lequel il est écrit qu'ils sont bien des volontaires anti-américain. Dans le but d'empêcher par la suite des recours indemnitaires qui seraient colossaux. En France, une détention agrémentée de torture pendant 11 ans s'élèverait à quelque milliers d'euros. Aux États-Unis, ces indemnités se chiffreraient à des millions de dollars. Ensuite, vous multipliez le montant par le nombre de personnes concernées. Je vous laisse imaginer l'étendue des dégâts.


Avez-vous un contact direct avec votre client ?

Je n'ai aucun contact direct. Mes lettres ne lui sont pas parvenues, sans même revenir à l’expéditeur. J'ai le sentiment que pour cette base à Guantanamo, avocats français et étrangers sont tenus à l'écart. De fait, si Reprieve fonctionne avec des avocats américains, c'est parce que eux seuls ont l'agréement sécurité pour rentrer sur une base navale. Par le biais du jeu de secret défense, ils écartent tout les autres. Je travaille en concertation constante avec l'équipe. Un avocat du barreau de Paris, Joseph Breham, s'est greffé à l'équipe de défense en 2013. C'est un renfort de poids.


Quel est donc votre rôle dans ce dossier ?

Nous en tant qu'avocats français, notre rôle est peut-être plus de faire pression sur les instances françaises. On sent qu'il y'a un frémissement qui, espérons-le, débouchera sur quelque chose. Le travail de fond est fait depuis le départ par ces avocats qui s'emploient énergiquement dans le dossier.


Nadir Hadjarab fait-il partie du mouvement qui observe une grève de la faim ?

M.Hadjarab observait effectivement une grève de la faim. Son avocat américain, Cori Crider, a fait le déplacement à Cuba pour le rencontrer. Il avait du mal à tenir simplement la tête droite. Il est nourrit de force par un procédé douloureux que l’on appelle le « gavage » (à l'aide d'une sonde néo-gastrique). On s'est renseigné auprès des médecins qui nous ont confié qu'il existait d'autres méthodes. Il y'a selon eux, une volonté de faire mal.


Vous a-t-on rapporté ces conditions de détention ?

Elles ont fort heureusement évolué. Les deux premières années, il était plongé dans l'effroi. Il a longtemps été torturé, considéré comme quelqu'un de dangereux. Dès 2005, ces conditions de détentions ont commencé à « se normaliser ». Le pire pour lui étant d'être détenu alors même qu'il sait qu'il doit sortir. Il se retrouve finalement dans la position d'otage, laquelle est rythmée par ces passages entre espoir et déception qui sont très dégradant pour le psychisme. Je pense qu'il est à bout. Il a passé presque plus de temps avec le statut de « libérable » qu'en tant de suspect numéro un.


Comment expliquez-vous ce mutisme des autorités françaises ?

La France est dans une position délicate. Si elle disait ouvertement ce qu'elle pense de Guantanamo, peut-être se mettrait-elle un allié à dos, bien qu'elle ne soit pas responsable de la création de Guantanamo et de toutes ses dérives. Dans le même temps, s'engager pour accueillir quelqu'un qui est maintenu là-bas, ne serait-ce que par erreur, est politiquement difficile. L'initiative ne revêt pas une cause populaire. Les gens pensent toujours que s'il est là-bas, c'est pour une bonne raison. Il n'y a pas de fumée sans feu. Et donc, s'engager pour la libération de NH n'est pas un geste simple, mais néanmoins nécessaire.


Pourquoi, selon vous, Obama ne ferme t’il pas Guantanamo ?

Il se heurte tout d'abord à une opposition du Sénat. Guantanamo a longtemps été vendu comme la prison des terroristes, des ennemis de l'Amérique. C'est pourquoi, auprès de l'opinion publique, il est difficile de faire machine arrière. Mais si c'est un homme d’Etat courageux, il doit affronter cela. Il n'est pas responsable de cette monstruosité.