Le 24 juin 2012, quatre jours après l’annonce officielle des résultats donnant Mohammed Morsi vainqueur avec 52% des voix, le général Ahmed Chafik et le Conseil supérieur des forces armées (CSFA) acceptent de reconnaître leur défaite. Une nouvelle page de l’histoire de la République égyptienne va-t-elle s’écrire ? La victoire de Morsi est-elle celle de la Révolution sur l’Ancien régime ? Pour la première fois dans l’histoire de la République, un civil occupe le poste de président. Toutefois, l’essentiel du pouvoir demeure toujours entre les mains du CSFA, qui contrôle les principaux leviers politiques et économiques du pays. De quoi nuancer le succès de Morsi et de la Révolution.
Pour les démocrates, les prémices de cette élection présidentielle avaient un arrière-goût de défaite, alors même que la bataille n’avait pas encore été livrée. L’Assemblée nationale ne s’étant toujours pas accordée pour voter une nouvelle constitution, les Egyptiens ont été convoqués aux urnes les 23 et 24 mai pour élire un président aux pouvoirs non définis. Si cette situation absurde a conduit plus de la moitié des citoyens à s’abstenir, ce premier tour des élections a permis d’esquisser un rapport de force entre les différentes tendances politiques du pays. Mis en difficulté par les compromis passés avec les militaires, ainsi que par leur positionnement hésitant vis-à-vis de la Révolution, les Frères musulmans n’ont pas réitéré leur score triomphal de 45% obtenu aux élections législatives. Avec 25% des suffrages, leur candidat, Mohammed Morsi, est toutefois parvenu à se qualifier pour le second tour pour affronter le candidat des militaires et de l’Ancien régime, le général Ahmed Chafik, dernier Premier ministre de l’ancien président Hosni Moubarak. Du fait de leur division, les candidats de la Révolution n’ont pu se qualifier pour le second tour, alors que leur score cumulé avoisine les 40%. Sans disposer de la machine électorale des Frères musulmans, ni du soutien des militaires, l’islamiste libéral Abdel Foutouh a réalisé un score de 17%, tandis que le nassérien Hamdeen Sabbadhi a obtenu près de 21% des suffrages. De quoi décevoir les milliers de manifestants de la place Tahrir.
Les résultats confirmés, chacune des parties encore en lice a alors développé une stratégie consistant à diaboliser l’adversaire. Chafik, appuyé par le CSFA et les médias dominants, a mené une campagne de diffamation envers les Frères musulmans, n’hésitant pas à faire circuler de fausses rumeurs. A les écouter, la confrérie aurait eu l’intention de privatiser la Compagnie du canal de Suez, de rétablir la polygamie ou encore d’instaurer un régime à l’iranienne. Chafik était alors présenté comme la seule alternative face au péril fondamentaliste. De leur coté, les Frères musulmans, bénéficiant de l’émulation révolutionnaire, ont joué sur la peur d’un retour à un système politique verrouillé par l’armée, comme au temps de Moubarak. C’est ainsi que Morsi, représentant un parti appelant à l’ordre, a pu apparaître comme le seul candidat capable de faire avancer la révolution.
Les Egyptiens ont visiblement été sensibles à cet argument, puisque huit millions de voix se sont ajoutées aux cinq millions du premier tour pour donner la victoire à Mohammed Morsi. Le soutien des partisans de la révolution et de la démocratie a donc été décisif, d’autant que Morsi ne s’impose qu’avec une courte avance, un million de voix seulement séparant les deux candidats. Pour Alain Gresh, rédacteur en chef du Monde diplomatique, l’élection de Morsi au poste suprême est donc davantage le choix de la démocratie que celui de l’islamisme. A ce propos, Morsi n’a pas voulu décevoir les attentes des Egyptiens en annonçant que « l’Egypte ne reviendrait pas en arrière ».
De quelle marge de manœuvre le nouveau président va-t-il disposer ? On voit déjà que, sur les questions internationales, l’Armée n’est pas prête à céder son pouvoir au nouveau président. Ainsi, le ministère de la Défense va échoir au président du CSFA, Hussein Tantaoui. Les généraux craignent en effet une remise en cause du traité de paix signé en 1979 avec Israël, alors que les Frères musulmans ont toujours montré leur soutien à la cause palestinienne. Morsi et les Frères musulmans ont déjà montré patte blanche en affirmant ne pas vouloir remettre en cause sur le fond le traité de 1979. On peut se demander ce qu’il en sera de la politique intérieure. L’Armée prendra-t-elle acte du choix exprimé par les Egyptiens, ou continuera-t-elle d’exercer le pouvoir en solitaire, au risque d’attiser la colère des mouvements révolutionnaires ? Les Frères musulmans sauront-ils répondre aux aspirations de la place Tahrir ? Alors que de nouvelles élections législatives devraient être convoquées bientôt, il est encore trop tôt pour dire à qui profite vraiment la victoire de Mohammed Morsi.