Le culte de la souveraineté et l’affirmation nationale superposées aux frontières complexes issues de l’URSS ont engendré de multiples enclaves, exclaves et périclaves. Crédit : Julien Thorez
En dépit de ces points communs décrits précédemment, les pays d’Asie centrale n’ont en fait cessé de s’éloigner les uns des autres en dépit de leur imbrication. Dès les indépendances, le Kazakhstan et l’Ouzbékistan ont commencé à revendiquer le leadership régional en promouvant deux conceptions antagoniques de la région : l’Eurasie pour le Kazakhstan, le Turkestan pour l’Ouzbékistan. Le Turkménistan proclame, dès 1995, sa « neutralité perpétuelle » à l’ONU. De nouveaux acteurs entrent dans le jeu régional (Pakistan, États du Golfe, Turquie, Iran, Chine etc.) avec plus ou moins de succès et de manière plus ou moins durable, complexifiant encore davantage la donne.
Politiquement, en dépit des points communs soulignés précédemment, chaque pays se différencient en terme de vie politique. Signaler la trajectoire singulière du Kirghizstan avec ses alternances politiques turbulentes (révolutions de 2005 et 2010) pourrait faire figure de lieu commun. Même dans les autres pays beaucoup plus autoritaires, il y a des différences. Le Turkménistan et l’Ouzbékistan se caractérisent par une inertie politique qui a peu d’équivalent dans le monde, en dépit de la mort du Turkmenbachi Nyazov en 2006.
Si le Kirghizstan diverge politiquement du reste de la région, le dynamisme économique kazakh constitue l’autre découplage majeur que connaît l’Asie centrale : le pays représente désormais 75% du PIB régional, a doublé son PIB par habitant en 10 ans et devient même un pôle d’immigration. En effet, face à un Kazakhstan dynamique, le Tadjikistan et le Kirghizstan vivent presque sous perfusion des transferts d’argents de leurs émigrés : 47% du PIB pour le premier, 30% du PIB pour le second. Ces fractures économiques sont majeures et ont tendance à se renforcer en Asie centrale.
Ces divergences et fractures sont renforcées par les concurrences géopolitiques, non seulement entre les pays de la région mais autour d’eux. Pour paraphraser Isabella Damiani, auteur d'un ouvrage sur cette région, en Asie centrale « à chacun sa géopolitique ». Les États suivent tous leur propre stratégie pour assurer à la fois leur sécurité et leur développement économique. On parle souvent de la diplomatie dite « multi-vectorielle » du Kazakhstan, c’est à dire basée sur des partenariats avec « tout le monde », mais en fait ce sont tous les pays de la région qui développent ce type de diplomatie (à des degrés et selon des orientations divers), mis à part le Turkménistan. Russie, Chine sont les acteurs majeurs de la région sur le plan stratégique et économique mais il faut également de plus en plus compter avec l’Iran, la Turquie, l’Union européenne, le Japon, la Corée du Sud, l’Inde, le Pakistan et beaucoup d’autres.
Cette insertion de l’Asie centrale dans la mondialistaion est bien réelle mais elle a le tort de se faire en même temps que la construction nationale : « les échelons privilégiés sont donc le national et l’international au complet détriment du régional (...) ». D'ailleurs, s'il y a essor des échanges internationaux, la part dans le commerce extérieur de chaque pays centre-asiatique chez ses voisins diminue fortement et constamment depuis l’indépendance. Dès 2000, les échanges régionaux ne représentaient plus que 3% du commerce extérieur du Kazakhstan, en 2009, 16% pour le Tadjikistan. Comme nous l’avons vu, le culte de la souveraineté et l’affirmation nationale superposées aux frontières complexes issues de l’URSS ont engendré de multiples enclaves, exclaves et périclaves qui sont exacerbées par la construction d’infrastructures frontalières au lieu d’être atténuées. Les populations (en particulier dans des régions transfrontalières comme le Ferghana et le Khorezm) sont morcelées, enclavées, et leurs échanges (de toute nature) sont réduits au minimum. Tout cela créé des sous-ensembles presque totalement isolés les uns des autres, isolés par rapport à leur administration étatique et finalement coupées du monde.
Le culte de la souveraineté et l’affirmation nationale superposées aux frontières complexes issues de l’URSS ont engendré de multiples enclaves, exclaves et périclaves. Crédit : Julien Thorez
Les migrations massives déstructurent les familles, les jeunes générations font face à une grande diversité de situations et vivent dans un monde radicalement différent de celui de leurs parents et grands-parents, alors que « l’augmentation des prix des produits de première nécessité et la débauche de luxe dans les beaux quartiers des capitales » (4) font craindre que la rue ne se manifeste ailleurs qu’au Kirghizstan dans les années à venir. Quoiqu’il en soit, on assiste bien à l’émergence d’une Asie centrale à plusieurs vitesses, et ce à toutes les échelles.
Quelle intégration régionale pour l’Asie centrale ?
En dépit de ce constat de désunion croissante et de disjonction territoriale, les États centre-asiatiques ont commencé par s’engager dans des processus de coopération régionale, conscients des interdépendances imposées par l’organisation soviétique. Dès 1992, les cinq nouvelles républiques ont signé un accord (création de la commission intergouvernementale de coordination des ressources en eau) afin de conserver le mode de gestion soviétique de l’eau avant de fonder l’Union centrasiatique (UCA) dans le but de favoriser l’intégration économique (libre-circulation des biens et services, des capitaux, coopérations agricoles et industrielles etc.)
Pourtant, nombre de ces initiatives encourageantes sont restées des coquilles vides, les États tendant à se désengager de la sphère régionale. Alors que les défis régionaux ne manquent pas (eau, énergie, drogue, etc), les projets d’intégration sont de plus en plus exogènes et s’inscrivent davantage dans le jeu des puissances internationales que dans les intérêts centre-asiatiques, même si ces derniers y trouvent leur compte.
L’Union centrasiatique (UCA, 1994), devenu Communauté économique centreasiatique (CECA) en 1998 puis Organisation de coopération centrasiatique (OCCA) en 2002 a été dénaturée par l’adhésion de la Russie en 2004 : l’objectif de Moscou était bien de la dissoudre et de recréer une structure plus large à son initiative : la Communauté Economique Eurasiatique (CEEA). Dans ce contexte, la Russie a impulsé une union douanière avec le Belarus et le Kazakhstan en juillet 2011. En plus de mettre fin aux initiatives proprement centre-asiatiques d’intégration régionale, la CEEA et en particulier l’Union douanière, ont eu des effets pervers, notamment l’augmentation des contrôles aux frontières entre le Kazakhstan et le reste de l’Asie centrale (en particulier avec le voisin kirghiz). Cela n’est donc pas un « régionalisme ouvert » mais plutôt un projet correspondant à la vision géopolitique et aux intérêts de la Russie.
Tous les Etats d’Asie centrale font par ailleurs partie de l’Organisation de coopération de Shangai (OCS) établie en 2001, qui outre une coopération sécuritaire avec la Russie et la Chine, comprend un volet de coopération économique. Mais ce dernier n’a connu de progès significatifs pour trois raisons : la rivalité Chine/Russie (commerce, transit de pétrole et de gaz), le mode de fonctionnement de l’organisation basée sur le consensus unanime pour la décision ainsi que le principe de non-ingérence fait qu’il ne peut pas y avoir d’avancée concernant les questions de l’eau et des frontières dans ce cadre et la politique bilatérale de la Chine qui en dépit de ce cadre régional négocie avec les Etats au cas par cas
De plus, l’OCS est bel et bien un instrument d’influence d’abord chinois (russe dans une moindre mesure) car ses principes fondateurs (la lutte contre les trois fléaux) si ils peuvent recouper certaines préoccupations des Etats d’Asie centrale, relèvent surtout d’un cadre de gestion répressif de la question ouïghoure pour la Chine.
L’intégration régionale semble donc de plus en plus compliquée en Asie centrale (culte de la souveraineté, agendas de politique étrangère différents, rivalités de personnes, divergences géopolitiques et géoéconomiques etc.) et semble être instrumentalisée stratégiquement par des acteurs extérieurs tels que la Russie et la Chine. Pourtant, une épée de Damoclès pèse sur la région : la question de l’eau.
Qu’elle soit cause ou conséquence du climat régional délétère et du manque de confiance entre les États, l’absence de gestion commune et concertée de l’eau pèse lourdement sur toute l’Asie centrale et ses 60 millions d’habitants. Sans coopération ni réflexion globale sur le système énergétique unifiée qui lie les Etats les uns aux autres, ces derniers seront non seulement incapables de faire face à la nouvelle donne chacun de leur côté, mais une escalade des tensions deviendrait plausible du fait des souffrances et des rivalités croissantes des populations au niveau local (dans le Ferghana par exemple). Une prise de conscience que les peuples centre-asiatiques sont une communauté de destin et sa traduction au niveau politique avec une véritable organisation régionale de gestion de l’eau serait un pas considérable en direction d’une intégration régionale encore embryonnaire et sous influence étrangère. Cela est d’autant plus nécessaire que les glaciers kirghizs et tadjiks devraient décliner de 30% à 40% d’ici à 2025, réduisant les ressources en eau d’environ 25-35% pour toute la région.