Beyrouth : Cicatrices de guerre (2/2)

5 Septembre 2015


À la fin des années 80, les Libanais commencent à voir le bout de cette guerre incompréhensible, qui laisse ce pays 20 ans plus tôt si prometteur dans un désordre post-apocalyptique. On pense la guerre stérile, destructrice. En réalité, son héritage forme une sorte de terreau à partir duquel la société se rebâtit ensuite. S'il est propice aujourd'hui à de nombreuses tensions politiques qui se nourrissent de son potentiel conflictuel, ce « terreau » nous permet d'observer la force de la société libanaise : ses capacités de résilience, de reconstruction, et d'espoir.


Crédit Salomé Ietter

Les affrontements se poursuivent durant les années 80, marqués entre autre par la « guerre de la montagne » dans le Chouf, entre 1982 et 1984. Des miliciens phalangistes et des forces israéliennes y attaquent les Druzes, une communauté musulmane repliée dans la montagne. C'est aussi la période où le Hezbollah est créé, et la compétition avec le mouvement Amal lancée. Les deux partis se réclament d'un islam chiite et ils incarnent la protestation de cette population du Sud Liban qui a subi les raids israéliens contre les réfugiés palestiniens. Les forces internationales arrivent à Beyrouth en 1982, mais n'y resteront que jusqu'en 1984. En effet, les américains étant considérés comme alliés d'Israël, l'opposition se renforce à leur arrivée. En avril 1983, un attentat-suicide contre l'ambassade américaine fait 63 morts et de nombreux blessés.


La solution est difficile à trouver. Les différents groupes ne sont pas d'accord sur les priorités à observer dans le règlement du conflit. Pour la gauche et les chiites, il faudrait d'abord abandonner le communautarisme politique et favoriser un pays uni, quand pour la majorité des partis « chrétiens », ils refusent de laisser leur avenir aux mains de troupes étrangères, et surtout syriennes. Michel Aoun prend la présidence par intérimaire en 1988, lorsque l'élection présidentielle est entravée par les milices. 

Alors que l'administration souhaiterait intégrer trois chrétiens et trois musulmans dans l'équipe, ces derniers refusent, et forment leur propre gouvernement à Beyrouth-Ouest. Ainsi, deux gouvernements coexistent, l'un mené par Michel Aoun, l'autre mené par Selim al Hoss, qui conteste les positions indépendantistes d'Aoun. Celui-ci s'investit afin de chasser les troupes syriennes du Liban, au lieu de respecter sa mission de faire élire un nouveau président plus légitime. Le 22 octobre 1989, avec les rois de Jordanie, d'Arabie Saoudite et le président Algérien de l'époque, un accord est signé à Taëf, en Arabie Saoudite, afin de rétablir l'équilibre du pouvoir.

Avec la fin de la guerre et la signature des accords de Taëf en octobre 1989, la Syrie s'insère davantage au Liban. En reconnaissance de son soutien durant la guerre du Golfe, les États-Unis l'autorisent à intervenir au Liban pour se débarrasser du général Aoun. Durant cette sorte d'occupation, qui finira en 2005, beaucoup de Libanais se diront pro-Syriens ou anti-Syriens, une division qui marque aujourd'hui encore les discussions politiques, du repas de famille aux débats intellectuels. Pendant l'année 1988, le père de Dania les a envoyées, elle et sa sœur, chez leur grand-mère dans les montagnes au dessus de Beyrouth. Puis, à un mois de la fin officielle de la guerre, de retour à Beyrouth, Dania se souvient du jour où son père les a emmenées au centre-ville pour la première fois. Tout était détruit, en ruine, gris, perdu dans la brume de la guerre. « Je me souviens seulement que c'était hideux, que je voulais rentrer à la maison. Je ne voyais pas de symbolisme là-dedans ; c'était juste de la destruction ».


Statue des martyrs, Beyrouth. Crédit Salomé Ietter

Au centre-ville, trône sur une place la statue rendant originellement hommage aux martyrs libanais pendus sous l'administration ottomane. Depuis 1989, son sens est double. Abîmée par la guerre, trouée par les balles, elle fait partie prenante du symbolisme d'une période post-guerre où tout est fait pour éviter l'oubli. Pour Dania, la statue, malgré son symbole, est surtout la représentation d'une période sinistre, le souvenir de Libanais s'entre-tuant, le souvenir d'une guerre qui trouve difficilement ses explications encore aujourd'hui. La guerre se finit, laissant 150 000 victimes et des milliers de déplacés et de disparus, et laissant à ses héritiers des questions persistantes. Beaucoup d'étudiants et de chercheurs se penchent sur cet épisode, les capacités de résilience de la population, mais aussi l'économie de la guerre, particulièrement pertinente quand Dania rappelle que « Le seul endroit non touché par la guerre au centre-ville fut la rue où se retrouvent la majorité des banques ».


D'après elle, la période syrienne qui s'ensuivit, bien qu'elle ait été une période d'occupation, a aussi été une période de paix « remarquable ». Marquée par la reconstruction et le boom économique, les émigrés reviennent au Liban, les restaurants ré-ouvrent, le nombre de mariages explose. « Bizarrement, c'était la période libanaise la plus paisible que ma génération ait pu vivre ». Mais marquée aussi par des pratiques dignes d'une dictature, la présence de la Syrie, couronnant la guerre civile, confirmait le surnom de « prostituée du Moyen-Orient » que beaucoup de Libanais donnent à leur pays. Cette belle nation s'est, au cours de la majeure partie de son histoire, laissée envahir, dirigée et orientée dans les intérêts d'autres acteurs, d'autres États, ou d'autres populations.


Rire plutôt que pleurer

Quand on discute de ces épisodes douloureux, une certaine philosophie de vie se dégage. Cette capacité du cerveau à résister, à rire plutôt qu'à pleurer, est bien visible dans la façon dont la guerre est racontée. Pour Dania, « On est vraiment beaucoup plus forts que l'on pense être. Quand tu racontes l'histoire, tu te dis « Peut-être que je ne pourrai pas survivre ». Mais on devient une autre personne. Tu t'adaptes directement à cette situation, tu survis. C'est seulement après que tu vas ressentir la fatigue, une fois que c'est terminé que tu peux avoir des cauchemars ». Une psychothérapeute avec qui Dania a travaillé souligne que suite au conflit, « Les Libanais ont une endurance extrême. Quand tu reçois des chocs sur une longue période, et que tu n'es pas directement atteint, tu commences à construire une très forte endurance, tu commences à t'adapter, tu deviens de plus en plus fort. Tu comprends vraiment l'humain, c'est une machine très intéressante qui s'adapte toute seule. Tu peux te guérir, te rendre malade, tant que ce n'est pas un choc traumatisant ».  

« Si on pense qu'on va mourir, on ne va pas survivre. »


Sous le pont Fouad Chéhab. Crédit Salomé Ietter

« Before I die » (Avant que je ne meure) est un projet imaginé par une artiste américaine Candy Chang en 2012. Il existe ce genre d’œuvres dans plus de 70 pays dans le monde. Des étudiants ont donc réinvesti ce principe sur plusieurs murs au Liban. Une jolie façon d'impliquer les citoyens à participer à l'espoir nécessaire au futur du pays. Sous le pont Fouad Chéhab, sur l'ancienne ligne verte, les piliers ont ainsi été transformés en murs interactifs en avril 2015.


La guerre, une idée toujours présente

Face à ces traces, face à ces souvenirs, la mémoire de la guerre est diffuse et infuse la société libanaise. Or, la philosophie générale est à l'heure du lâcher-prise. « On sait que la guerre peut arriver demain, mais c'est comme ça, ce n'est pas nous qui y changerons quoique ce soit. Alors on vit, on profite juste de ce qu'on a aujourd'hui. Il ne faut pas que ça empêche de faire des projets, mais on n'a pas peur pour autant ».


La guerre est d'autant plus présente qu'elle est aujourd'hui aux portes du Liban. La population syrienne fait face à la guerre depuis 2011, et se réfugie en partie au Liban, où se répercutent alors les tensions. Illustratrice pour enfant, Dania se souvient de la réalisation d'une plaquette de conseils aux familles syriennes en cas de bombardements, un travail extrêmement difficile, d'autant plus de son point de vue de mère, qu'elle est maintenant depuis 2 ans. « C'était vraiment très dur pour moi de le faire avec détachement. Ça m'a vivement rappelé notre guerre et notre histoire, j'étais triste et stressée. On croit avoir oublié les sentiments de terreurs mais en fait ils sont toujours là, prêts à rejaillir au bon moment ».


Les autres héritages de la guerre : la lutte contre les mines

Dans ce contexte, il faut gérer à la fois les problèmes laissés par les guerres précédentes, et ceux provoqués par les nouvelles. En ce qui concerne notamment les mines terrestres, leur lutte fait l'objet de multiples initiatives au Liban. Aux côtés d'Habbouba Aoun, coordinatrice du Centre de Ressources sur les Mines Terrestres, Dania participe également à des projets avec les étudiants et écoliers, destinés à sensibiliser le grand public sur ce risque.


Dessin d'un étudiant. Crédit Salomé Ietter

Le Centre de ressources sur les mines terrestres œuvre afin d'améliorer les vies des personnes affectées par les mines, et afin de prévenir leurs dégâts. Le problème des mines est le résultat de 15 ans de guerre civile et de 22 ans d'occupation. Le Centre tente de comptabiliser les mines présentes, avec l'aide de l'ONU. Jusqu'en 2000, on estimait ce nombre à 150 000, sans compter les zones occupées. Après la libération, le Sud et l'Ouest de la Bekaa ont révélé environ 130 000 mines terrestres. Israël a également reconnu avoir planté 70 000 mines terrestres. L'objectif est d'identifier les zones dangereuses et de les signaler. L'impact socio-économique de leur présence, outre les 2800 victimes qu'elles ont faites jusqu'à maintenant, est très important pour le pays. Des zones agricoles entières ont été minées et sont donc inexploitables aujourd'hui. De même, dans certaines zones, l'accès aux services et aux villes est beaucoup plus compliqué. L'absence de réhabilitation d'infrastructures essentielles a davantage affecté les familles concernées.


« Ne touchez pas, n'approchez pas, rapportez ». Crédit Salomé Ietter

L'objectif est donc également de sensibiliser ceux qui sont à risque, afin qu'ils suivent la règle d'or « On ne touche pas, on ne s'approche pas, et on rapporte ». Une phrase qui se retrouve sur les peintures faites par des élèves de Beyrouth, sélectionnées par Dania pour un concours inter-collèges à but préventif.


Crédit Salomé Ietter

Mémoires essentielles pour certains, horreurs du passé à oublier pour d'autres, cet héritage et son influence sur le présent du pays restent très importants. Et outre la violence des cicatrices visibles, les souvenirs des Libanais sont aussi de belles façons de voir la guerre autrement, d'en démystifier ses récits et de comprendre l'humanité qui s'en dégage.