Bangkok, la grande kermesse

12 Février 2014


Une fusillade, 4 blessés dont un grave, absence de participation du principal parti d'opposition, 9 circonscriptions fermées car sans candidats ni bureaux de vote. L'élection thaïe du week-end dernier a bien eu lieu alors même que les manifestants qui occupent les rues de Bangkok depuis deux mois avaient promis qu'elle ne pourrait se dérouler.


© Thomas Leuthard
Le faible taux de participation – 46,7 % soit un peu plus de 20 millions de personnes – rend les déclarations de victoire des partisans du gouvernement peu crédibles. Pour la première fois depuis son arrivée au pouvoir en 2001, le parti Thai Rak Thai – aujourd'hui officiellement nommé Pheu Thai – a vu son score chuter. Le nombre de « no vote », c'est-à-dire de votes blancs, n'a jamais été aussi élevé – 700 000. Seuls 16,78 % des électeurs bangkokais se sont rendus aux urnes. L'incertitude plane quand à la possibilité de poursuivre ou de reporter les tours électoraux suivants. Les manifestants sont toujours dans les rues, bloquant 9 artères majeures de la capitale. Un million de fermiers, qui n'ont pas reçu les subventions promises par le gouvernement, menacent de les rejoindre.

Bangkok est une fête

Les images diffusées en boucle sur les chaînes internationales ainsi que l'hystérie de l'ambassade américaine – qui a demandé à ses ressortissants de stocker pour deux semaines de vivres – ont créé une impression de guerre civile. La mise en place de l'état d'urgence il y a deux semaines n'a fait qu'entretenir ce sentiment, pavant la voie à des analyses décrivant un « printemps arabe » à la thaïe. Toutefois Bangkok ressemble davantage à une fête foraine qu'à un champ de bataille.

Les accrochages entre forces de l'ordre et groupuscules ultraconservateurs ont duré quelques jours seulement avant que la police ne décide de laisser les manifestants occuper certains bâtiments officiels. La conséquence immédiate du « Bangkok Shutdown » a été l'extension du camp de base des chemises jaunes depuis le Monument de la Démocratie vers certaines intersections névralgiques de la ville. À Siam Square comme à Lumphini les manifestants ont été les premiers à s'installer. Ils ont rapidement été rejoints par les vendeurs de goodies, drapeaux, boucles d'oreilles qui fleurissent sur leurs traces. Les cantines ambulantes ont suivies, proposant fruits, poulet, sucreries pour les plus simples à salade de papaye, poisson au piment et riz au curry pour les plus élaborées. Mendiants, musiciens et bazars, portés par la vague, ont tous trouvé un emplacement à leur goût au milieu des meetings.

Moins de touristes, plus de débats

Chaque jour est une renaissance du mouvement. Traverser les campements la nuit équivaut à se promener au cœur d'un no man's land. Ça et là, quelques militants venus du sud du pays discutent allongés à même le sol et se relaient pour surveiller les environs. 16h est synonyme d'éveil. Avec la fermeture des bureaux, c'est toute une population de familles, de cadres, d'étudiants qui se rassemblent alors pour écouter diatribes, dénonciations des malversations gouvernementales et chansons partisanes. Ce rituel quotidien ponctué de dîners, de discussions et de sons de sifflets – qui sont devenus le symbole du mouvement – a été troublé par trois actes de violences qui ont entraînés la mort de trois personnes et en ont blessé plus de 70. La popularité des sorties en ville n'a pourtant pas diminué et les checkpoints à l'entrée des sites ont été renforcés.

Les militants émaciés et débraillés qui font office de gardiens ont seulement vu le nombre de touristes diminuer durant quelques jours puis reprendre de plus belle. L'air ravi, des dizaines d'Européens, Américains et Asiatiques viennent se délecter de l'exotisme de ce surprenant mouvement, certains prenant soudainement fait et cause pour une bataille qu'ils estiment juste et légitime. Les brochettes et la bière aidant, ils mettent à profit leurs rudiments de thaï pour chanter à l'unisson et reprendre les slogans vindicatifs de la foule.

© Getty Images

L'Amnesty Bill, prétexte de la fête actuelle

L'élément déclencheur de cette fête est l'Amnesty Bill, un projet de loi proposé par le gouvernement l'été dernier. Visant à amnistier l'ensemble des participants aux violences sporadiques qu'a connu la Thaïlande depuis 2006, il a suscité l'ire de la majorité de la population – y compris les partisans du gouvernement qui s'opposaient à un blanchiment généralisé. Beaucoup n'y ont vu qu'un moyen pour Thaksin Shinawatra de rentrer au Royaume. Premier ministre au pouvoir de 2001 à 2006, il a été renversé par un coup d'État. Sa sœur, à la tête de son ancien parti, est actuellement au pouvoir. Le projet de loi a été retiré, le Parlement dissous. Cependant la contestation n'a pas faibli.

Les manifestants – les chemises jaunes – ne constituent pas un groupe homogène. De multiples intérêts, revendications et groupes traversent le mouvement. Toutefois tous accusent Thaksin Shinawatra de manipuler sa sœur pour continuer à gouverner le pays depuis son exil de Dubaï. Ils considèrent que celui-ci veut mettre fin à la monarchie afin d'accroître son pouvoir personnel tout en s'enrichissant avec ses proches sur le dos de la population. Ils critiquent ses politiques qu'ils jugent populistes, sa gestion autoritaire du pouvoir et l'accusent d'acheter les votes des classes populaires. Ce traître à la Nation, corrompu et calculateur, a en outre fuit plutôt que de faire face à ses responsabilités et au jugement pour conflit d'intérêt et terrorisme qui l'attendait. Il conserverait un rôle prédominant dans l'économie thaïe grâce à ses sociétés et groupes d'investissement.

Les chemises rouges – dont le principal groupe est l'Union pour la Démocratie contre la Dictature (UDD) – sont eux aussi diversifiés. Cependant, comme les chemises jaunes, ils se retrouvent autour de grands thèmes. Ils estiment que les Jaunes n'acceptent pas le suffrage universel et s'opposent à la démocratie. Ils les décrivent comme appartenant aux classes supérieures du pays, méprisant les classes populaires. Ils les accusent de vouloir rétablir une monarchie forte. La conservation de leurs privilèges ainsi que du pouvoir de la capitale serait leur priorité. Beaucoup de Rouges défendent l'exil de l'ex-Premier ministre, estimant que celui-ci n'aurait pas eu droit à un procès équitable et que les charges à son encontre étaient biaisées et exagérées.

Impasse politique et sclérose institutionnelle

Le charme des jeux de couleurs, de lumières, des chansons et l'abondance gastronomique actuelle ne peuvent masquer l'intensité de la colère et de la frustration de nombreux Thaïs. Le Royaume est dans une impasse politique totale. La corruption du gouvernement que dénoncent les manifestants est réelle. Toutefois elle ne constitue en aucun cas une exception. Les milieux du pouvoir sont coutumiers du favoritisme et des passe-droits. « Kamman » Suthep Thagsuban, meneur autoproclamé des manifestations, est lui-même soupçonné de malversations et manipulations lors de son passage à la tête du ministère de l'Agriculture en 1995 ainsi que de conflit d'intérêt durant sa participation au gouvernement de 2009. Le « populisme » que disent abhorrer les campeurs bangkokais a été la marque de tous les gouvernements sans exception depuis 1997 – aussi bien de la part du Thai Rak Thai soutenu par les Rouges que du Parti Démocrate soutenu par les Jaunes. Le système électoral majoritaire fait en effet dépendre la victoire de la majorité pauvre du Nord et du Nord-Est. Dès lors, tout parti espérant gagner doit nécessairement séduire « le peuple ».

Selon le Dr Pichit Likitkijsomboon, professeur à l'Université Thammasat, les événements actuels ne sont qu'une énième conséquence d'un retournement vieux de près de vingt ans. Bangkok a été durant l'ensemble du XXe siècle le centre de la vie politique thaïe, aussi bien durant les épisodes dictatoriaux que démocratiques de l'histoire thaïe. Ce qu'il appelle « the network monarchy » – reprenant ainsi une expression popularisée par le Dr. Duncan McCargo – était le réel dépositaire du pouvoir. Cette expression ne désigne pas le révéré roi, sa Majesté Bhumibol, mais une nébuleuse de personnes qui gravitent au sein et autour du palais royal ainsi que de l'armée. Ce réseau faisait et défaisait les coalitions lorsque celles-ci ne lui convenaient pas.

Les Constitutions passées imposant des alliances entre partis, les gouvernements étaient composés de 5 à 6 groupes politiques différents qui se partageaient les ministères et les attributions. En cas de désaccord ou bien d'écart, le réseau mettait fin aux coalitions grâce à des jeux de partis ou bien des coups d'État – 18 depuis la mise en place de la monarchie constitutionnelle en 1932.

Thaksin shinawatra | © Reuters
Pour Pichit Likitkijsomboon, la clé de l'histoire contemporaine thaïe est la réforme de 1997. Véritable « tremblement de terre », elle permet pour la première fois aux partis politiques du Nord et du Nord-Est de mettre en place des politiques sans l'accord des partis issus du centre et du sud du pays. Ces régions, les plus développées du pays, sont la base du Parti démocrate, et constituent le terreau du réseau monarchique. Elles ont bénéficié en premier de la rapide croissance thaïe et ont aujourd'hui un niveau de vie proche de celui des pays développés.

Toutefois selon lui, leur ouverture au reste du monde s'est traduite uniquement par une explosion de la consommation et l'adoption des biens matériels des pays développés. Leurs valeurs demeurent profondément conservatrices. Ce sont elles qui sont mises en échec à chaque élection depuis 2001, et qui ne peuvent accéder au pouvoir autrement que par un coup d'État – comme celui de 2006.

D'après Pichit Likitkijsomboon, les classes urbaines et plus ou moins aisées de la capitale se sont soulevées. Ainsi, « le conflit actuel est clairement un conflit de classes ». Beaucoup rêvent d'un coup de force qui renverserait le gouvernement, toujours au pouvoir – par intérim – et permettrait de revenir à un statut quo qui leur serait favorable.

Ce scénario a pour l'instant été rejeté par le général Prayuth Chan-ocha, à la tête de l'armée de terre et décideur de la position des militaires. La situation économique est préoccupante. Le secteur du tourisme subit de plein fouet la crise actuelle. Le baht a chuté, modérément grâce à l'action de la Banque centrale, mais suffisamment pour que la dépréciation du coût des exportations ne contrebalance pas le renchérissement de celui des importations – essentielles dans un État qui ne possède pas d'industrie automobile par exemple.

Malgré cette chute, le riz thaï reste plus cher que celui de la plupart de ses concurrents. Les entrepôts en Isan et dans le centre débordent du fait d'une production trop importante – 14 million de tonnes – qui dépasse largement les capacités du marché interne. C'est pourquoi le programme de subvention des fermiers thaïs est en banqueroute. Le paiement d'un million d'entre eux n'a pu être versé depuis deux mois car le gouvernement ne parvient pas à réunir les 140 milliards de baht qu'il leur a promis, soit plus de 3 milliards d'euros. Le réseau ferré doit être modernisé, mais l'ensemble des projets d'investissement sont à l'arrêt. Enfin, les inégalités n'ont cessé de croître depuis le décollage du pays.

Impossible réforme

Un changement est donc essentiel pour la stabilité de la société thaïe. Les manifestants veulent mettre un terme à la corruption des gouvernements en réformant le système politique. Cependant, ils ne semblent pas avoir de programme réel. Le cœur de leurs revendications est l'éradication de ce qu'ils appellent le « clan Shinawatra » grâce à l'exclusion de la vie politique de tous les membres plus ou moins liés à l'ex-Premier ministre.

Ils promeuvent avant tout l'idée d'un conseil dont les membres seraient nommés par le Roi pour mettre en place des réformes politiques concrètes. Leurs divisions internes et l'intérêt qu'ont les meneurs du mouvement à exploiter au maximum la colère de la population sans s'aliéner aucun soutien peuvent expliquer que leurs propositions soient si limitées. Toutefois, sa Majesté Bhumibol lui-même a refusé l'idée d'un conseil nommé.

Du côté des non-jaunes – rouges ou non – les idées varient. Pichit Likitkijsomboon indique que toutes vont dans le sens d'une réforme générale, non pas seulement des institutions politiques, mais de l'ensemble de la société, monarchie comprise. Selon lui, « la monarchie doit être modernisée » sur les modèles britanniques et japonais, afin de devenir d'avantage un symbole, légitimant ainsi l'action du gouvernement.

Toutefois, les propositions concrètes manquent, y compris au sein de la communauté universitaire. « Il y a de réelles répercussions à ce genre d'initiative », du fait de la loi 112 punissant les crimes de lèse-majesté. Il est donc très difficile de parler de la monarchie, y compris pour ceux qui ne s'y opposent pas, sans être poursuivi pour atteinte à la personne royale. Toute réforme correspondant aux changements réels de la société thaïe semble donc relever du rêve. L'espoir vient comme toujours des jeunes générations. Ceux qui ne se reconnaissent ni chez les Jaunes ni chez les Rouges sont de plus en plus nombreux. Respectueux de la monarchie et des traditions, ils n'en rêvent pas moins d'autre chose que d'un statut quo marqué par une dualité colorée et des intérêts personnels gargantuesques. Tant qu'ils ne pourront se faire entendre, la grande kermesse continuera.