Crédit : Jenny Gustafsson
La médina de Fès est formée essentiellement de deux parties, la vieille partie de Fès El Bali, qui date du IXème et Xème siècle, et Fès Jdid, qui a été construite au XVème siècle et qui, malgré son nom, n’est pas nouvelle du tout. La zone est entièrement pédestre, avec des rues étroites et une topographie assez inclinée. Mis à part cela, c’est surtout les ânes qui sont utilisés comme moyen de transport de marchandises et de déchets. Pendant un moment, la ville a autorisé l’utilisation de petits véhicules à quatre roues afin de gérer les déchets et pour le travail en bâtiment, et les gens conduisaient des motos dans la médina. Mais une décision a été prise pour interdire cette pratique, à cause de l’impact des vibrations de ces véhicules sur les anciennes structures des immeubles.
Marchant par des vendeurs de dattes et de noix dans la médica d’Essaouira - Crédit : Jenny Gustafsson
Paradoxalement, Marrakech — qui a une topographie très différente et très plate, et n’est pas aussi vieille que Fès — est un endroit où on voit beaucoup de personnes conduire des motos. À Fès, ce n’est plus le cas. Évidemment, les voitures ne sont pas autorisées pour la simple raison qu'elles ne peuvent pas y entrer. À l’époque de leur développement, les médinas étaient construites pour la circulation pédestre et les chevaux. On peut encore trouver des poignées en métal pour toquer à la porte des immeubles de la médina à Fès : une à hauteur d’une personne ordinaire debout, et une autre plus haute, à portée de main de quelqu’un sur un cheval.
Comme toutes les anciennes villes marocaines, la médina de Fès possède des portails historiques qui y mènent. De nos jours, la plupart des personnes entrent à travers Bab Boujloud, qui n’est pas si vieux que ça. C’est un portail qui a été ouvert par les Français quand ils étaient au Maroc. Le véritable portail historique d'origine se situe à côté, mais plus personne ne l’utilise. Les portails de la médina, traditionnellement, n’ouvrent jamais sur la rue comme Bab Boujloud : elles mènent d’abord à des petits espaces, comme de sombres couloirs. À partir de là, on marche jusqu’aux principales rues commerciales. Historiquement, ceci était un moyen pour que la ville se protège. Les Français avaient un point de vue différent : ils pensaient aux généraux qui faisaient de grandes entrées, à cheval et dans de beaux vêtements.
Quartier résidentiel à la médina d’Aljadida - Crédit : Jenny Gustafsson
Les rues dans la médina peuvent sembler étroites et identiques, mais il en émane une hiérarchie claire. Il y a d'abord de grandes rues, commerciales avec beaucoup d’activités, qui traversent l’espace. À Fès, on peut marcher d’un bout à l’autre en 30-45 minutes. Il faut juste suivre la circulation et on se retrouve de l’autre côté de la médina. Les rues résidentielles mènent à l’extérieur. Elles sont souvent plus calmes, sans activités principales comme les grands magasins ou ateliers. Elles mènent à d’autres rues, plus petites : des derbs ou des ruelles, qui sont des culs-de-sac. Celles-ci conduisent à des micro-quartiers résidentiels après lesquels on ne peut aller plus loin : pour sortir, il faut faire demi-tour et passer par la grande rue.
Le deuxième système est celui des places publiques. Celles-ci prennent souvent le nom de l’activité principale qui s’y déroule, de nos jours ou jadis. À Fès, il y a des places en lien avec des artisanats spécifiques : par exemple Neijarine, qui signifie « charpentier » ; Seffarine, qui vient du mot jaune et c’est la place des chaudronniers ; ou Chammain, « les cireurs », où des bougies étaient faites et où les traditionnelles pantoufles dorées brodées sont vendues de nos jours.
À Azemmour, une petite ville côtière du Maroc - Crédit : Jenny Gustafsson
Près du portail de la vieille médina, on peut trouver le fnaadeq. Le mot funduq, qui signifie « hôtel », est de nos jours surtout utilisé dans le dialecte marocain pour désigner ces anciennes structures d’hospitalité qui offraient des accommodations pour les voyageurs et les visiteurs. Ils étaient toujours situés proches des portails : les étrangers n’étaient pas censés aller loin dans la médina et se perdre dans les quartiers résidentiels. De cette manière, aucun inconnu ou voleur potentiel pouvaient se promener. Dans nos villes modernes, le système est évidemment plus sophistiqué. Mais quand on y pense, on construit des hôtels proches des aéroports et avec un accès facile aux quartiers commerciaux. Les villes continuent de vouloir respecter ce système de construction.
L’histoire des médinas au Maroc est différente de celles de Tunisie ou d’Algérie. En Alger, ainsi qu'à Tunis mais avec moins d’impact, lors de la colonisation, les Français ont fait ce qu’ils avaient fait à Paris : ils ont construit de vastes boulevards et détruit les parties médiévales. Tandis qu’ils étaient de vrais colonisateurs en Algérie, au Maroc — malgré leur indéniable occupation —, leur présence a été ratifiée par une convention de protectorat. Ceci peut être une explication de la variation d'approche urbaine là-bas. Les Français sont aussi rentrés au Maroc beaucoup plus tard, en 1912, tandis qu’ils étaient en Algérie depuis 1830. Ils avaient des plans différents pour chaque pays.
Un homme marchant dans la médina d’Azemmour, où les artistes de rue ont décoré les rues - Crédit : Jenny Gustafsson
Au Maroc, ils se sont éloignés des médinas et ont construit des quartiers séparés auxquels les Marocains n’avaient pas accès. Les villes marocaines ont donc cette dualité, avec un ancien centre et un nouveau, qui se retrouvent face à face, l’un à côté de l’autre mais sans interaction. C’est cela qui a préservé les médinas. Mais ça n’a pas été entièrement positif, puisque cette « préservation » les a aussi détruites d’une certaine façon, ou les a menées à leur dégénération.
M. Larbi Bouayad, un professeur d’histoire et d’architecture que j’ai eu à l’École Nationale d’Architecture à Rabat, disait que cette séparation agit tel un poison à long terme. Sa théorie est que le développement des médinas a été empêché. Des résidents locaux étaient confinés dans celles-ci, comme s’il n’allait pas y avoir de croissance de population ni de développement. Mais tel ne fut pas le cas : les médinas ont vu leur population exploser. Outre la croissance naturelle, la pauvreté rurale a forcé les personnes à aller vivre dans les villes où les industries se développaient.
La médina de Casablanca, qui était la plus grande partie de la ville quand Casablanca était une petite ville côtière - Crédit : Jenny Gustafsson
Leur seul choix étaient les médinas, donc ils y ont déménagé et ont commencé à construire par dessus des structures existantes, ou dans n’importe quel espace vert et vide qu'il restait, jusqu’à ce que les immeubles touchent les murs protecteurs autour. Les médinas ne pouvaient pas grandir en dehors de leurs espaces confinés. Cela a contribué à ce que nous pouvons voir de nos jours : surpopulation, problèmes de pauvreté et dégradation d’immeubles et de structures.
D’un point de vue architectural, les médinas ont été très endommagées. Les immeubles ne sont pas en bon état. Beaucoup de familles qui possédaient des maisons dans les médinas n’y vivent plus. Elles sont parties déménager dans de nouveaux quartiers : pour ceux qui avaient les moyens de partir, ce n’était pas très raisonnable de rester. La qualité de vie est devenue intenable au fur et à mesure que les médinas devenaient plus denses : les personnes continuaient d’y déménager, résultat de plusieurs années de sécheresse et d’exode rural continu. Les médinas étaient, en somme, suffoquées.
Mais quelque chose d’intéressant a aussi eu lieu avec ce changement : la transmission de l'héritage. Lorsque les personnes quittaient les médinas et de nouveaux résidents s’installaient, il y avait une sorte de transfert de règles non-dites. Il y a une certaine structure dans la médina — les relations sociales entre les personnes et des systèmes de soutien — sur laquelle s'appuie les habitants. Personne ne dit « fais ci et ça » à un nouvel arrivant : celui-ci apprend de lui-même, tout simplement. L’espace vous dit comment faire les choses.
Crédit : Jenny Gustafsson
Bien avant la notion de gouvernement existait un sens du vécu commun dans les médinas. Des systèmes fournissaient des biens et services publiques tels que l’eau et autres utilités, ou encore collectaient les taxes et atténuaient les nuisances. Dans ce sens ressortait une continuation du fonctionnement des populations anciennes.
Les quartiers riches et pauvres n’étaient pas traditionnellement séparés dans ces espaces. Il y a des exceptions, comme le quartier de Ziyat à Fès, qui est connu pour ses grandes maisons et palais qui séparaient les maisons de réception et les quartiers des femmes. Mais surtout, dans les médinas, les riches vivent avec les pauvres. Grandes et petites maisons sont érigées les unes à côté des autres. À Talaa Sghira, une rue dans une des plus vieilles parties de la médina de Fès, il y a de très grands manoirs à côté de très petites maisons.
Une ruelle dans la médina de Fès - Crédit : Jenny Gustafsson
Durant les trois dernières décennies, de nombreux programmes de réhabilitation et des régimes de déplacement ont été mis en place par les autorités, pour réduire la densité de la population dans les médinas. Malheureusement, celles-ci ont dû affronter de grandes résistances. Les personnes ne peuvent pas ou ne veulent pas partir, malgré le mauvais état des immeubles. Ils sont habitués à avoir tout à proximité — vivre à quelques minutes ou au-dessus d’où ils travaillent, d’une façon très abordable et avec plein d’équipement et d'activités à proximité.
Depuis 10-15 ans, nous avons vu une gentrification se mettre en place. Les personnes sont arrivées avec un capital important, voulant acheter et restaurer des vieilles maisons. Ceci a notamment eu lieu dans la médina de Marrakech qui, au début des années 2000, est devenue très populaire pour les retraités, surtout français et britanniques. Ces nouveaux résidents ont acheté et rénové les maisons, créant même leurs propres quartiers et associations pour s’occuper des services locaux comme la sécurité et la maintenance des espaces publics.
À l’extérieur d’une petite salle de sport dans les faubourgs de la médina de Fès - Crédit : Jenny Gustafsson
Beaucoup disent que Fès est la prochaine destination phare. Mais la majorité des ménages à Fès sont aujourd’hui de bas salaire. La médina n’est pas facilement reprise, les personnes qui déménagent doivent s’adapter, et l’espace lui-même ne se laisse pas dominer. Il a son propre environnement. La médina de Fès est aussi beaucoup plus vieille que celle de Marrakech, ce qui signifie que les projets de rénovation sont délicats. Les structures de l’immeuble sont toujours plus en danger. Tous ces facteurs ralentissent la gentrification, mais ne l'arrête pas pour autant.
Le rôle des médinas en général a changé. Elles ne grandissent pas comme elles le faisaient sous le protectorat français. Cependant, la migration rurale continue. Les raisons peuvent être différentes de nos jours, mais la principale demeure l'envie d’échapper à la pauvreté, et la recherche de meilleurs conditions de vie. Récemment, nous avons vu le développement de quartiers urbains pauvres, mais les médinas accueillent toujours beaucoup de migrants. Elles offrent les loyers les plus bas, et la proximité des services et utilités publiques est un argument majeur.
En rentrant à travers la médina de Casablanca - Crédit : Jenny Gustafsson
Le futur de la médina fait partie d’une question urbanistique plus large au Maroc, et les solutions doivent être trouvées en même temps que des solutions pour les villes en général. Il y a une volonté de préserver les médinas et leurs structures comme héritage national et identité nationale. Néanmoins, une réhabilitation générale de l’espace, des structures sociales, une amélioration du niveau des services actuels et une politique d’habitation effective et abordable sont nécessaires pour mener à bien ce projet.