Au Kenya, la course comme exutoire à la misère

Romain Didier
26 Mai 2014


Sur la scène économique mondiale, le Kenya truste les dernières places, mais il y a bien un domaine où le Kenya est indétrônable ces dernières années : la course à pied. De plus en plus de jeunes Kényans s'y consacrent corps et âme, parce qu'ils n'ont pas d'autres choix, parce que la victoire leur permettrait de sortir d'un tunnel sans fin et vivre décemment. Lumière sur le nouvel eldorado de la corne africaine.


Podium 100% kenyan à Athènes 2004. Kemboi, Kipruto, Koech / © Andy Lyons
Les Kényans courent pour aller à l'école, courent pour allez chercher de l'eau, courent pour sortir de leurs conditions et courent pour que leurs enfants n'aient plus à courir. Cette réalité est celle du Kenya rural où l'existence est précaire, mais aussi où le mode de vie crée des coureurs aux qualités hors normes. On a tous en tête l'image d'un enfant, pied nu, livre sous le bras, usant de sa foulée les chemins sinueux menant au banc de son école situé à plusieurs kilomètres de son village. Cette image est d'ailleurs admirablement mise en scène dans le film « Endurance », scénario relatant la vie de l’Éthiopien Haile Gebrselassie, champion olympique du 10 000m. Il est indéniable que les Kényans sont élevés dans des conditions optimales pour acquérir une endurance de base que les européens eux, mettent plusieurs années à acquérir lorsqu'il commence la course à pied. Le Kenya est situé à une altitude moyenne de 1850m, leur teneur en globule rouge est donc naturellement élevé. Ainsi leur aisance sur les plus grandes courses mondiales n'a rien d'atavique ou de génétique, c'est davantage le fruit d'un mode de vie et d'une conception spécifique de la course à pied.

Duncan Perillat, jeune espoir du 3000m steeple français, est parti s’entraîner un mois sur les hauts plateaux d'Iten pour tenter de percer leurs petits secrets. Il nous rapportent qu' « il y a plein de facteurs qui font qu'ils sont globalement les meilleurs, ils ont des conditions de vie idéales pour avoir des prédispositions en endurance. La plupart vivent sur les hauts plateaux, n'ont pas d'autres moyens de transport que leurs propres jambes et font donc depuis leur plus jeune âge leurs trajets à pied ». 

Courir pour s'en sortir

Grâce à leur faculté hors norme, les Kényans prennent conscience du gagne pain potentiel et prolifique qui s'ouvrent à eux. « Les Kényans ont un second truc en plus par rapport à nous » ajoute Duncan « Ils sont obligés de courir pour vivre. Ils sont donc au fond, plus volontaires et sérieux dans leurs entraînements ». La course à pied est devenu une alternative à leur mode de vie paysan. En course, un instinct animal les submerge ; courir pour s'en sortir. Duncan caricature cette image : « Je pense que nous fonctionnons comme des animaux : les bêtes courent vite pour attraper leur proie ou échapper à leur prédateur, les Kényans courent vite pour manger et faire vivre leur famille ». Leur combativité et leur mental proviendrait notamment de cet aspect primaire. « Un Kényan nous a dit qu'il avait vingt frères et sœurs, car ses parents pensent qu'ils ont une chance que l'un d'eux sortent du lot, deviennent champion et les sortent tous de la misère ».

Hormis la fierté de leur famille, ils font aussi celle de leur pays. Le monde connaît le drapeau kényan grâce aux médailles qu'ils rapportent. Cependant, animés par l’appât du gain, certains coureurs n'hésitent pas à changer de nationalité. Soit parce que le niveau des athlètes au Kenya est trop dense rendant la sélection pour des courses internationales difficiles alors que leur niveau est bien supérieur à d'autres coureurs étrangers. Soit parce qu'ils sont achetés par d'autres nations. On parle beaucoup des dépenses démesurées du Qatar dans le football, mais leur émancipation touche aussi le monde de l’athlétisme. Le kényan Stephen Cherono, recordman du monde du 3000 mètres steeple, a été naturalisé qatari en échange d'une rente à vie. Toutefois cette pratique ne crée pas de polémique ou de confrontation entre les coureurs, « ils savent que l'argent se trouve ailleurs, que partir est la solution à tous leurs problèmes, les Kényans idolâtrent ceux qui ont pu partir en espérant qu'un jour ce sera leur tour ». 

Le Kenya a d'ailleurs facilité les démarches de naturalisation avec une nouvelle constitution plus laxiste autorisant la double nationalité. Cet encouragement vient du fait que lorsque les coureurs ont amassé suffisamment d'argent, ils reviennent au pays pour faire vivre leurs familles, un atout non négligeable pour l'économie kényane. De même, cette tendance est impulsé par des « promoteurs » étrangers qui font des coureurs kényans un investissement de long terme. « Ils savent qu'ils leur coûteront peu, et qu'ils ont des chances de leur rapporter beaucoup » assène Duncan.
Paul Kipsiele Koech lors de la Pre Classic / © Tracktownphoto - Flickr

Le revers de la médaille

Cette émulation est à relativiser quelque peu. « Il faut savoir que tous les Kényans ne sont pas excellents, ils sont beaucoup à courir donc il y a plus de champions, c'est normal » fait remarquer Duncan. Si certains gagnent le jackpot en consacrant leur vie à l'athlétisme, d'autres voient leur rêve s'étioler peu à peu, car il est dur de se faire une place dans ce pays. Seul le nom des champions olympiques restera dans l'histoire kényane.

Mais même pour les plus forts, cette ascension rapide sous le feu des projecteurs n'est pas sans conséquence. L'opulence et la gloire hâtive résultant de leur performance les laissent dans un désarroi total. Passer d'un extrême à l'autre en terme de richesse peut mener certains à la dérive. L'exemple de Samuel Wanjiru, champion olympique du marathon, est édifiant. D'abord accusé d'être en possession d'un AK-47 et d'avoir menacé de mort sa femme, il s'est ensuite retrouvé impliqué dans une autre affaire, défenestré après s'être disputé avec cette dernière.

L'évolution du pays : un bien pour un mal ?

Le Kenya aborde un tournant majeur dans sa structure. Avec un essor économique relatif, il amorce un nouveau processus d'urbanisation et l'exode rural qui en découle. De facto, de moins en moins de jeunes seront élevés dans un milieu propice pour devenir champion. Les moyens de transport et la ville feront de la course à pied une activité désuète. Bien entendu cette évolution est souhaitable. Elle est nécessaire pour élever le niveau de vie de la population kényane et les mener vers la voie du développement. Mais elle est pour l'instant à demi teinte. « Les villes par contre c'est l'horreur, que ce soit Nairobi ou Eldoret, elles sont très polluées. J'ai pas l'impression que ce soit beaucoup mieux en ville, il y a énormément de personnes qui passent leur journée dans la rue à essayer de vendre des babioles. Dans les campagnes, ils peuvent au moins vivre de l'agriculture ! »

Désormais le Kenya entame une nouvelle course économique dont l'élan manque encore de vigueur et risque de compromettre l’émergence de nouveaux athlètes potentiels. Alors, peut être ce sera la fin des grandes heures de la course de fond et demie fond kényane. Mais une chose est sur, le Kenya s'est forgé une histoire et une passion autour de la course à pied. Elle est devenue un véritable sport national au même titre que le football au Brésil. Et les transformations qui s'opèrent n’empêcheront pas les jeunes de suivre les pas de leurs idoles. On peut encore s'attendre à voir les kényans truster les podiums et rester maître de leur discipline durant les prochaines années. L'engouement et l'espoir généré par la course à pied dans ce pays survivront, les exploits restent immuables.