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En 2005, lors de trois déplacements en Suisse du Parti travailleur turc, Dogu Perinçek avait répété que le génocide arménien de 1915 était un « mensonge international ». L'association Arménie-Suisse avait porté plainte contre Perinçek pour le contenu des propos et le Tribunal de police de Lausanne l'avait reconnu coupable, en se fondant sur l'article 261 alinéa 4 du Code pénal suisse relatif aux discours racistes et négationnistes. Après être passé devant la Cour de Cassation pénale du Tribunal cantonal du canton de Vaud, Dogu Perinçek avait formé un recours devant le Tribunal Fédéral suisse, qui fut rejeté. Ayant épuisé toutes les voies de recours au niveau national, Dogu Perinçek a donc saisi la Cour d'une requête contre la Confédération suisse, en vertu de l'article 34 de la Convention européenne des Droits de l'Homme, relatif aux requêtes individuelles. La CEDH a statué en décembre 2013 en faveur de Perinçek au regard de l'article 10 de la CEDH, relatif à la liberté d'expression, considérant que si les propos de Perinçek avaient, effectivement, un caractère « nationaliste » et « raciste » comme jugés par les tribunaux suisses, ils rentraient dans le cadre de la liberté d’expression à l’article 10 de la Convention, que Perinçek avait reconnu les massacres et déportations d’Arméniens par l’Empire ottoman, mais niait l’appellation juridique de « génocide », ce qui n’était pas considéré comme un appel à la haine raciale contre les Arméniens. Cette décision a fait l'objet par la Suisse d'un recours en appel devant la grande Chambre de ladite Cour, qui a ouvert les audiences mercredi 28 janvier 2015.
Le génocide arménien : entre fait historique et vérité historique
D'avril 1915 à juillet 1916, les deux tiers des Arméniens qui vivaient sur le territoire actuel de la Turquie, soit 1 200 000 personnes d'Anatolie et du Haut-plateau arménien, ont été exterminés au cours de déportations et de massacres par l'Empire ottoman.
Lors du jugement de l'affaire Perinçek en 2007, la Suisse motivait sa décision de condamner Dogu Perinçek par le fait que le génocide arménien était un fait historique. Dogu Perinçek, par sa négation était coupable de discrimination raciale. la Suisse appuyait sa considération du génocide arménien comme fait historique avéré par l'opinion publique suisse et sur plusieurs déclarations du Parlement européen et du Conseil de l'Europe, ces derniers reconnaissant les déportations et massacres d'Arméniens par l'Empire ottoman comme l’un des premiers génocides du XXème siècle.
Leur décision était également motivée par la loi mémorielle du 29 janvier 2001 de la République française, qui disposait en un article unique que « la France reconnaît publiquement le génocide arménien de 1915. La présente loi sera exécutée comme loi d'Etat. » Dogu Perinçek admettait les massacres et déportations d'Arméniens par l'Empire ottoman, mais niait l'appellation de génocide, allant jusqu'à parler de « mensonge international ».
En effet, le litige portait sur la différence entre les termes Histoire et vérité, mais également Histoire et mémoire. L'Histoire est une constante recherche et étude pour comprendre les évènements du passé, tandis que la mémoire marque dans le marbre des faits historiques comme "vérités". De la même manière, en 2011, Nicolas Sarkozy, ancien Président de la République française, avait voulu inscrire le génocide arménien dans la Constitution française mais s'était vu opposer l'argument qu'un fait historique ne pouvait être inscrit dans la Constitution, dans la mesure où le génocide arménien aurait été rendu indiscutable, alors que l'Histoire doit toujours être débattue.
Au vu de cet argument, il est important de souligner que le Tribunal de Police de l'arrondissement de Lausanne, dans son premier jugement contre Perinçek, avait mentionné que « les mobiles poursuivis par le requérant [Dogu Perinçek] s'apparentaient à des mobiles racistes et ne relevaient pas du débat historique. »
La limite de la liberté d'expression face au discours raciste et négationniste
Les limites entre liberté d’expression et discours raciste sont ténues et particulièrement d'actualité. L'article 261 du Code pénal suisse relatif aux discriminations dispose en son alinéa 4 que « celui qui aura publiquement, par la parole, l'écriture, l'image, le geste, par des voies de fait ou de tout autre manière, abaissé ou discriminé d'une façon qui porte atteinte à la dignité humaine une personne ou un groupe de personnes en raison de leur race, de leur appartenance ethnique ou de leur religion ou qui, pour la même raison, niera, minimisera grossièrement ou cherchera à justifier un génocide ou d'autres crimes contre l'humanité [...] sera puni de l'amende ou de la condamnation. » Mais dans l'arrêt de décembre 2013 de la CEDH, cet article du Code pénal suisse s'oppose à l'article 10 de la Convention européenne des Droits de l'Homme relative à la liberté d’expression.
Dogu Perinçek. Crédit http://adanadantaraf.com/
En effet, la jurisprudence de la CEDH admet que toute restriction à la liberté d'expression doit être « nécessaire dans une société démocratique », considérant comme « nécessaire » le « besoin social impérieux », mais cette restriction de la liberté d'expression doit être en toute proportionnalité avec l'objectif visé.
De plus, l'appréciation de la liberté d'expression dans le cadre de discours politiques est d'autant plus large que l'article 10 de la Convention ne laisse de place à la restriction de la liberté d'expression que dans les limites de la critique admissible. Néanmoins, l'incitation à la violence ou à la haine se voit dotée d'une marge d'appréciation plus large.
La Cour a alors admis en décembre 2013 que « les propos du requérant étaient susceptibles de provoquer. Les mobiles qu'avait le requérant à commettre l'infraction ont été qualifiés de « nationalistes » et « racistes » par les tribunaux internes. […] Or la Cour rappelle tout d'abord que les idées qui heurtent, choquent ou inquiètent sont elles aussi protégées par l'article 10. Ensuite, elle juge important que le requérant n'a jamais contesté qu'il y a eu des massacres et déportations pendant les années en cause. Ce qu'il nie, en revanche, c'est la seule qualification juridique de « génocide » donnée à ces évènements. » De plus, La Cour estime que le rejet de la qualification juridique des événements de 1915 n’était pas de nature en lui-même à inciter à la haine contre le peuple arménien.
Par cette décision, la Suisse voit sa législation anti-raciste remise en cause dans la mesure où l'appréciation de la CEDH admet que les idées qui choquent rentrent, également, dans la liberté d'expression mentionnée à l'article 10 de la Convention. La Suisse a fait appel de cette décision en janvier 2014 et les audiences en appel devant la grande Chambre de la CEDH ont repris la semaine dernière.
De l'enjeu du jugement en appel pour la Suisse
L'intérêt de la Suisse pour l’issue de ce procès en appel est à mettre en perspective avec la votation populaire relative à la modification de la Constitution suisse. Son changement, qui ferait primer le droit interne suisse sur le droit international, sera soumis au vote des Suisses courant 2015.
En effet, cette votation populaire portée par l'Union Démocratique du Centre (UDC), premier parti suisse se définissant lui-même comme « moralement conservateur et économiquement libéral » viserait à faire primer dans la Constitution suisse le droit interne sur le droit international, et à terme à faire sortir la Suisse du Conseil de l'Europe, donc de facto des instances de la Cour européenne des Droits de l’Homme.
L'UDC avait porté en 2012 la votation populaire contre « l'immigration de masse » qui a été approuvée le 9 février 2014 par le peuple et les cantons suisses. C'est dans cette logique anti-internationaliste qu'est attendue l'issue de l'appel de la décision de la CEDH.
Pour les défenseurs de l'appartenance de la Suisse à la CEDH, si celle-ci venait à réaffirmer sa décision en faveur de Perinçek, la législation sur la lutte contre le racisme serait vue comme perdant de son sens. A contrario, pour l'UDC, un jugement en faveur de Perinçek de la CEDH serait la justification auprès de ses concitoyens suisses de l'inutilité de l'appartenance de la Suisse à des organes supra-nationaux, et permettrait de mieux justifier le "oui" à la votation populaire relative à la primauté du droit interne sur le droit international. De plus, si la CEDH venait à réaffirmer la décision prise en décembre 2013, le "désaveu" de l'article 621 du Code pénal suisse permettrait à l'UDC de mieux avancer dans sa volonté d'abroger cet article et d’ainsi justifier d'une plus large liberté d'expression dans leurs penchants populistes.
Néanmoins, la politique "isolationniste" menée par l'UDC ne fait pas l'unanimité, y compris au sein du parti. En effet, Adolf Ogi, ténor de l'UDC, estime que l'initiative « contre l'immigration de masse », les projets de l'UDC visant à une restriction du droit d'asile et menaçant la validité du droit international, ainsi que « l'attaque » contre les accords bilatéraux avec l'Union européenne, menés par Christoph Blocher « mènent le pays dans un isolement total » nuisant à la Confédération suisse.
Cette divergence d'opinion des deux hommes forts de l'UDC fait vaciller le paysage politique suisse. En effet, si l'UDC venait à se scinder en deux, le Parti socialiste deviendrait le parti le plus représenté au sein du Conseil national suisse.
Ainsi, la Suisse attend avec attention l'issue de la décision en appel de la CEDH, autant au regard de la votation populaire sur la primauté du droit interne suisse sur le droit international et de ses implications, que pour la portée du jugement de la CEDH sur le racisme et le négationnisme au regard de l'article 10.