12 Years a Slave : l'histoire malheureusement vraie de Solomon Northup

23 Janvier 2014


Steve McQueen a une certaine réputation à Hollywood, celle de quelqu’un qui n’a pas peur d’aborder des thèmes dérangeants. Après la grève de la faim en tant qu’arme politique dans Hunger, puis l’addiction sexuelle dans Shame, le réalisateur anglais nous raconte l’histoire vraie de Solomon Northup, victime des pires heures de l’histoire des Etats-Unis.


Photo extraite du film
Générique de fin. La foule de spectateurs applaudit doucement, tout en retenue. Le malaise qui s’est s’installé dès la première scène n’est jamais parti, et ne partira probablement pas tout de suite. On essuie ses larmes, discrètement, et l’on sort. Cette vieille coutume qui consiste à donner son opinion en sortant de la salle, a totalement disparu ici. À la place, un silence lourd, et des visages graves. Des têtes baissées, qui avancent, plongées dans leurs pensées. Une personne se lance tout derrière : « J’avais déjà eu beaucoup de mal avec Django Unchained mais là… ». La masse en marche se retourne, entre stupéfaction et mépris, face à ce commentaire. On sort de ce cinéma, et chacun part de son côté. Le film obsède les pensées de chacun. Cette comparaison résonne dans nos cerveaux torturés.

Une torture nécessaire

Quand quelques minutes plus tard, je trouve enfin le courage d’allumer mon ordinateur pour écrire ces mots, j’entends encore la voix de cette femme, malgré la musique qui se joue dans ce café. Django Unchained est un très bon film, là n’est pas le souci. Mais la comparaison n’a pas lieu d’être tant le traitement du sujet est différent. D’un côté, une fiction tarantinesque sur fond d’esclavagisme. De l’autre, une histoire vraie, filmée avec un réalisme glaçant. Django est un faux western sanguin mais plaisant. 12 Years a Slave est une véritable torture.

L’utilisation de ce mot peut paraître maladroite ici, mais c’est bien de cela qu’il s’agit. Une torture, visuelle et psychologique. Mais une torture nécessaire. Cette histoire bouleversante mérite de sortir de l’ombre des bibliothèques universitaires. Pourtant, l’horreur de l’Amérique esclavagiste, on pensait la connaître. Rien qu’en 2013, nous avions eu le droit à Django donc et au biopic spielbergien du président Lincoln. Mais Steve McQueen nous met une énorme claque ici, comme pour nous dire « Non, vous ne savez rien.» Ce qui se trouve être vrai. La motivation première du réalisateur était de décrire l’horreur de l’esclavage, avec le plus de réalisme. Ce n’est que lorsque sa femme lui a procuré l’œuvre de Solomon Northup que le déclic s’est fait. Car quoi de plus réaliste que le récit autobiographique d’un homme qui a vécu de l’intérieur cette période. Certes, le label « histoire vraie » est devenue chose courante dans le milieu du septième art mais ici, l’approche est différente.

Déjà, il y a l’histoire, le destin horrible de Solomon, violoniste talentueux du nord des Etats-Unis qui, en 1841, a été kidnappé puis vendu en tant qu’esclave en Louisiane, avant de retrouver sa liberté volée et sa famille en 1853. Le fait même que l’on suive un homme qui n’a jamais connu autre chose que la liberté, et qui se bat pour la retrouver, rend le propos bien plus poignant, soulignant l’extrême fragilité de la situation des Noirs, même dans les Etats abolitionnistes. Mais surtout, en racontant ses 12 années d’esclavage, ce dernier nous livre une description précise et quasi unique de cette Amérique tourmentée à la veille de la Guerre de sécession. L’équilibre déjà fragile devient de plus en plus bancal et les tensions de plus en plus fortes. Les esclaves ne se laissent plus faire comme avant et les risque de ripostes sont réels. Certains maîtres réalisent l’horreur de ce qu’ils font subir. Les autres essayent de camoufler leur peur dans encore plus de violence. Les contremaîtres et leurs excès de zèle, la place et le rôle des femmes… Le portrait de cette société esclavagiste que dresse Northup est on ne peut plus complet.

Photo extraite du film
La réussite de 12 years a Slave tient du maintien de la gravité de ce propos, sans l’exagérer, sans l’accentuer. La réalisation glaciale de Steve McQueen évite ce sentimentalisme larmoyant, restant le plus fidèle possible au ton du récit originel. Un ultra-réalisme quasi documentaire, qui dérange tant on aimerait que tout cela ne soit que de la fiction. De la très violente jalousie de la femme du maître envers une esclave, à la vente d’esclaves dans un salon mondain, que l’on négocie comme des pommes de terre au marché… Le réalisateur ne met rien de côté et cherche à dévoiler une vérité bien trop longtemps tabou outre-Atlantique. On exhibe, sans se voiler la face devant tant violence, mais sans se complaire dans cette dernière pour autant. Chiwetel Ejiofor, qui interprète Solomon Northup, livre une prestation toute en retenue, mais d’une justesse incroyable, parfaitement complémentaire à la réalisation minimaliste.

Montrer l’esclavage

La comparaison avec son cousin francophone, le difficilement supportable Vénus Noire de Kechiche, se fait en revanche bien plus facilement. On retrouve là cette même idée d’exposition quasi voyeuriste, et surtout du corps, mutilé et humilié. S’il y a un leitmotiv évident chez McQueen, c’est bien l’importance des blessures physiques comme témoin des épreuves endurées. C’est même l’idée centrale de 12 Years a Slave. Les stigmates des coups de fouet sur le dos de Solomon sont bien plus équivoques qu’un monologue larmoyant. Car au delà de la violence en elle-même, il s’agit de montrer à travers les corps martyrisés comment l’esclavage réduit à néant ces êtres, d’un point de vue physique mais surtout intellectuel. Solomon, citoyen éduqué et respectable de l’Etat abolitionniste de New-York, devient en quelques heures, avec cette violence, un véritable objet, privé d’identité, de dignité, de droits et de libertés. D’humanité donc.

Il y a cette horrible scène qui traduit au final très bien l’idée générale du film : après s’être rebellé contre le méprisable contremaître interprété par Paul Dano, Solomon se retrouve pendu à un arbre, avec suffisamment de leste pour le laisser toucher le sol de la pointe des pieds, histoire de rester en vie. Un plan-séquence fixe de plusieurs minutes, montrant alternativement le visage à la limite de l’étouffement et les pieds glissant dans la boue. Un plan large qui dévoile au fur et à mesure du temps un second plan, celui du quotidien des esclaves, qui se lèvent, vont à leurs occupations, laissant les enfants jouer devant ce spectacle insoutenable. L’homme déshumanisé se trouve entre ses tortionnaires qui jubilent et ses pairs quasi indifférents pour la plupart tant la violence est chose commune pour eux.

Photo extraite du film
Des deux propriétaires que va connaître Solomon, on trouve les deux extrêmes. D’abord, le maître sympathique, humaniste, fervent chrétien, qui respectera son esclave, et lui offrira même un violon (Benedict Cumberbatch). Ensuite, le monstrueux ultra-colérique et alcoolique Epps, qui marqua l’histoire des colonies de la Louisiane. Usant de ses esclaves comme des marionnettes, en les réveillant en pleine nuit pour leur demander de danser, Epps est la figure même de l’horreur. On retrouve d’ailleurs dans ce rôle le chouchou de McQueen, le grand, ici très grand, Michael Fassbender (futur Oscar du meilleur acteur dans un second rôle). Mais au final, dans ce système de spoliation de toute dignité humain, le gentil vaut-il mieux que le méchant ? Car même le plus gentil des propriétaires préfère se complaire dans l’inertie et la fatalité d’un monde qu’on ne peut changer, plutôt que d’agir véritablement.

On a quelques onces d’espoir par moment. Comme lorsque les esclaves voient débarquer un travailleur blanc endetté, bien moins efficace que ces derniers, et qui logent avec eux. On croit entrapercevoir une fissure sur le mur des séparations raciales, avant que les privilèges ne réapparaissent. Ce n’est au final que pour mieux rappeler que peu importent les situations, les blancs sont et seront toujours mieux traités. La preuve en est, Solomon n’aura jamais justice et ne retrouvera jamais les responsables de son calvaire. Une façon de souligner la fatalité du propos global, et surtout de rappeler que le devoir de mémoire n'est pas complètement finalisé aux États-Unis. Pas encore.



Étudiant à Sciences-Po Paris, 2ème année. Cinéphile averti depuis 1993. En savoir plus sur cet auteur