1 réfugié pour 4 habitants : le défi syrien du Liban

7 Aout 2015


Depuis 2011, c'est près d'1,5 million de Syriens qui ont trouvé refuge au Liban. 1,5 million de personnes, c'est aussi plus d'un quart de la population libanaise. Face à une politique de distanciation des autorités, des ONG, des initiatives locales et internationales se multiplient pour tenter d'apporter des éléments de réponse aux besoins des réfugiés et des libanais. L'information et la formation sont essentielles dans un pays où l'ombre de la guerre plane, alimentée par des discordes politiques aussi meurtrières qu'éloignées des préoccupations quotidiennes des familles.


Un camp de réfugiés dans la Vallée de la Bekaa, Liban. Crédit Maurice Page
Comprendre le Liban, c'est comprendre les liens particuliers entre ce pays et la question des réfugiés. La Déclaration universelle des droits de l'homme l'énonce dans son article 14 : « Devant la persécution, toute personne a le droit de chercher asile et de bénéficier de l'asile en d'autres pays ». La Convention de Genève de 1951 a concrétisé ce principe dans le droit international public. Pourtant, malgré ce statut, qui trouve ses sources dans l'Histoire ancienne comme l'Histoire récente, on constate depuis la fin du 20ème siècle une méfiance croissante à l'égard des demandeurs d'asile due à différents phénomènes, comme les expériences de décolonisation, les crises économiques ou encore l'affaiblissement des partis de gauche. 

Certains analystes parlent même aujourd'hui d'une transition d'un « droit d'asile » à un « droit de rejet » exercé par les pays les plus demandés. Au Liban, les réfugiés ont marqué le pays par leurs cultures et leurs Histoires. Une balade dans le quartier de Bourj Hammoud à Beyrouth plonge dans l'histoire de l'immigration arménienne à partir de 1915, fuyant le génocide ottoman. À partir des années 1940 et 1950, ce sont les réfugiés palestiniens qui vont marquer irrémédiablement le paysage politique du Liban. Les tensions quant à l'accueil des Palestiniens ont été cristallisées par la guerre civile, entre 1975 et 1990. Des groupes s'opposent alors, les uns prétendant défendre ardemment la « cause palestinienne » et la présence de l'OLP (Organisation de libération de la Palestine), les autres considérant que cette dernière ne « méritait » pas le sacrifice du pays.

Aujourd'hui, lorsque l'on parle d'1,5 million de réfugiés syriens au Liban, qui proviennent d'un pays aux connections - positives ou négatives - extrêmement fortes avec le Liban, on ne peut oublier la guerre civile, ses motivations et surtout ses dégâts. Les Libanais sont bien conscients du risque qui pèse chaque jour. Au Nord Liban, où se dirigent de nombreux réfugiés syriens, les habitants de Tripoli en témoignent : des tensions y éclatent régulièrement entre pro-Assad et anti-Assad, suivant le rythme des événements en Syrie et impactant par ricochet la vie des Libanais.


La perception politique du réfugié

Avec les réfugiés palestiniens éclosent deux discours politiques fondamentalement opposés. L'un regarde les réfugiés comme des voisins en détresse qu'il faut soutenir. L'autre les présente comme une source de troubles dans un pays à l'équilibre précaire. La signature du traité de Taëf en 1990 met officiellement fin à la guerre civile et en attribue la responsabilité à l'OLP, dont les actions furent menées depuis le territoire libanais, alimentant les tensions et attirant les représailles d'Israël. L'idée que la guerre civile au Liban est imputable à la présence, certes du siège de l'OLP mais par extension de Palestiniens sur le sol libanais, confirme la perception du réfugié comme fauteur de trouble. C'est que ce que l'on dénomme parfois le « syndrome palestinien » qui marque encore aujourd'hui la politique appliquée aux demandeurs d'asile. 


Entre 2012 et 2014, le gouvernement a laissé les ONG et les institutions internationales gérer le problème. Les réfugiés syriens ne sont pas « réfugiés » aux yeux du gouvernement, mais seulement des « déplacés ». En effet, le Liban n'a pas signé la convention de 1951. Il est par contre membre exécutif de l'UNHCR (Le Haut-Commissariat des Nations-Unies pour les réfugiés), et lui délègue donc depuis 2003 la responsabilité de s'occuper de ses demandeurs d'asile. Le gouvernement n'a pas su anticiper la durée du conflit, l'ampleur du problème et les risques sérieux pour la stabilité du pays qui se posent aujourd'hui.

Dans le cas des réfugiés, il serait naïf d'oublier les perceptions du « Syrien » qui existaient bien avant 2011 au Liban. Les liens entre les deux pays étaient extrêmement forts ; qu'ils soient dénoncés ou encensés par la population. L'armée syrienne a occupé le Liban pendant 30 ans, du début de la guerre civile jusqu'en 2005, officiellement en opération de stabilisation et implicitement pour maintenir une emprise politique sur ce « petit frère » historique. Une grande partie de la population libanaise concentra ses revendications contre la présence syrienne lors de la révolution du Cèdre, en 2005. La vie politique libanaise s'est alors organisée autour de deux coalitions qui se sont démarquées par leur soutien ou leur opposition au pouvoir syrien.

Outre les relations au régime Assad et à la présence militaire, qu'il faut distinguer des relations au peuple syrien, « l'ouvrier syrien » est au Liban ce que le « plombier polonais » est à la France. À chaque pays ses boucs émissaires et dans le cas présent, c'est au travailleur venu de Syrie que l'on impute le manque d'emplois ; alors même que beaucoup de citoyens libanais délaissent volontairement le domaine de la construction ou du gros œuvre. C'est donc dans un état d'esprit bien particulier qu'il faut situer la gestion politique des réfugiés syriens au Liban.


L'arrivée sur le territoire

Le Journal International a pu rencontrer Habbouba Aoun, responsable d'un co-programme à l'Université de Balamand, qui se charge de coordonner les efforts des différentes initiatives et de former les ONG. Elle nous donne des éléments pour comprendre la situation actuelle.


Les problèmes de gestion commencent à l'arrivée sur le territoire libanais. « Dans le cas du processus légal, le réfugié rencontre les gens de l'UNHCR aux frontières officielles, qui l'enregistrent. Le réfugié est ensuite mené à un endroit où il pourra s'installer. S'il n'a pas de parents proches ou éloignés au Liban il sera redirigé vers un camp ». Or, le gouvernement, désinvesti de la question jusqu'en 2014, n'avait pas prévu de camps de réfugiés. Et si en septembre 2014 il en a ouvert deux, on dénombre aujourd'hui plus de 1500 villages de tentes improvisés, dont une grande partie dans la vallée de la Bekaa, où Habbouba Aoun concentre la majorité de ses actions.


Cependant, comme le souligne Habbouba, « Il y a deux façons de passer la frontière : la façon légale et la façon illégale. L'arrivée ne se passe pas exactement de la même manière ». Certains arrivants ne s'inscrivent pas auprès de l'UNHCR. « Parfois ils ont peur à cause de la situation politique, de leur passé politique en Syrie. S'ils sont réfugiés, c'est à cause d'un conflit qui oppose différentes parties dans leur pays et ça, il ne faut pas l'oublier ». Malgré le fait que beaucoup de Syriens avaient des pieds-à-terre au Liban, nombreux sont ceux qui ont fui, qui ont tout quitté, pour l'inconnu. « La réponse doit se faire rapidement, face à l'afflux de personnes sans toit et sans ressource, qui ont dû tout laisser derrière eux ». Habbouba souligne également que les réfugiés « ne savent pas non plus forcément ce que le droit international leur réserve ; à cause de ces différents passifs. Certaines personnes savent comment s'y prendre, d'autres l'ignorent ou parfois même ne veulent pas essayer, par méfiance ».


Les réfugiés et les Libanais qui vivent dans les communautés les plus touchées par l'arrivée de nouveaux habitants deviennent de plus en plus vulnérables. La situation s'étend dans le temps et les ressources s'épuisent. Le Programme alimentaire mondial (PAM) soutient également des milliers de familles syriennes, par une aide de 30 dollars par mois à chaque réfugié enregistré auprès des Nations Unies. La situation alimentaire et sanitaire est donc critique mais à cela s'ajoute l'incertitude de la durée, tant pour les réfugiés que pour les Libanais.


« Avec les chiffres qui augmentent, ce sont également les besoins qui se font de plus en plus pressants et la situation qui se dégrade » - Habbouba Aoun.


Les ONG pour pallier au désengagement de l'Etat

Le Liban est un des pays qui comptent le plus d'ONG et cette caractéristique ne date pas de 2011. Pourquoi autant ? Ces organisations non-gouvernementales pallient en l'occurrence à ce que l'administration ne fait pas. Lorsque l'UNHCR souffre que « L'hospitalité exceptionnelle du Liban sera mise à rude épreuve », il faut distinguer l'hospitalité des Libanais et l'hospitalité officielle choisie par le gouvernement. En plus de la politique vis-à-vis des réfugiés, le gouvernement tient également à adopter une posture politique de neutralité totale par rapport au conflit en Syrie. La « réponse humanitaire » se fait donc principalement en coordination entre l'ONU, l'UNHCR, les ONG locales et internationales et le gouvernement, depuis peu investi. Les ONG sont aussi nombreuses qu'hétérogènes dans leur degré d'engagement, leur niveau de formation, leur expertise, et donc leur efficacité.


Habbouba Aoun, avec son organisation au sein de la Faculté de Santé de l'Université de Balamand, se charge de coordonner les efforts des différentes initiatives et de former les ONG sur le terrain de la santé. Si son bureau se trouve à Beyrouth, son travail s'effectue la plupart du temps dans la Bekaa, auprès des réfugiés et surtout auprès de ceux qui s'en occupent. Le but est donc à la fois de coordonner tous les efforts qui ont lieu sous l'aura de la « réponse humanitaire » et d'assurer, du fait de son bagage en sciences de la santé, la formation sanitaire nécessaire aux personnes travaillant avec les réfugiés. L'organisation de Habbouba Aoun se concentre sur 4 types d'expertise. La première est le « wash », tout ce qui relève de l'eau et du sanitaire, la seconde est celle du Programme alimentaire mondial, le troisième secteur celui de l'éducation, et le quatrième, où se concentrent particulièrement les efforts de Habbouba, la santé. 


L'éducation et la santé

L'éducation est donc une priorité et par son action, Habbouba Aoun et ses collaborateurs contribuent à former les ONG à cette question afin qu'elles s'occupent au mieux des réfugiés, au plus près de leurs besoins réels. Les enfants syriens, qui représentent la moitié des réfugiés, ont de graves problèmes de scolarisation au Liban, l'éducation y étant très différente de celle de leur pays d'origine. Au Liban, les enfants choisissent soit le français soit l'anglais dès l'école primaire, et suivent dans ces langues des enseignements généraux tels que les mathématiques ou l'histoire. En Syrie, l'enseignement est uniquement dispensé en arabe. L'éducation concerne la sécurité sur le territoire, également. Habbouba Aoun est coordinatrice du Centre de ressource sur les mines terrestres au Liban (Landmines Resource Center) et elle explique que ce problème est lié à la situation des réfugiés. Ces mines, présentes depuis la guerre civile et les conflits avec Israël, font l'objet d'un important travail de prévention. 


« Le Liban est un pays contaminé et les réfugiés y sont en danger. Désormais, le territoire syrien est aussi exposé à ce problème. L'armée syrienne est accusée de placer des mines à la frontière afin d'empêcher les gens de quitter le pays et surtout les soldats de déserter ». 

 

« Les gens ont donc besoin d'être éduqués à faire attention à ces mines, parmi lesquelles certaines sont visibles, mais certaines ne le sont pas ».


En plus de ces problèmes d'éducation et de sensibilisation aux risques du territoire, la gestion des problèmes sanitaires se révèle délicate. Les services hospitaliers du pays ne sont pas adaptés à cet afflux de population et aux risques de maladies qu'elle pourrait contracter. Le Haut Commissariat aux réfugiés fournit la majorité des soins mais rien n'est prévu en matière d'accidents, ou de traitement de longue durée. Le problème du financement est donc de plus en plus pressant, et ne concerne pas seulement le Liban. Comme le constate tristement Habbouba, « Dans le monde entier, le financement ne cesse de décroître ».


Un réfugié pour quatre habitants : qui aura son pain quotidien ?

« Nous allons juste aller du meilleur vers le pire »
Habbouba Aoun
 
« Le Liban n'a pas de ressources, on partage des ressources rares au sein d'une population qui se multiplie par deux ou par trois. Il n'y a pas d'eau et tout le monde veut boire. Il n'y a pas d’électricité et tout le monde en a besoin. Ça crée des tensions. Ce sont des nombres qu'on ne peut gérer ».

Comme le rappelle Habbouba, le Liban manquait déjà de ressources avant la crise en Syrie. Des mesures drastiques pour l'eau et l'électricité ont été mises en place par l’État. L'électricité est coupée entre trois et douze heures par jour selon les régions. La conséquence directe en est que la majorité des bâtiments sont tous équipés de générateurs individuels, qui prennent le relais lors des coupures et qui font grimper les factures d'électricité à des taux exorbitants, de l'ordre de plusieurs centaines d'euros par mois. Ce partage des ressources entraîne donc inexorablement des tensions entre Libanais démunis et réfugiés syriens. 

Ces tensions se concentrent également sur le marché du travail. La situation précaire des arrivants et les loyers qu'ils doivent payer pour loger leurs familles les poussent à proposer une main d’œuvre extrêmement compétitive. Faute de camps et d'une meilleure anticipation, les populations ont aussi investi les marchés immobiliers, développant à la fois le nombre de logements informels et faisant également grimper les prix de l'immobilier, déjà inaccessibles pour beaucoup de Libanais. 

Cristallisation des tensions et responsabilité gouvernementale

Au cœur de ces tensions, les réfugiés sont donc parfois pris comme boucs émissaires. En 2014, Human Rights Watch a dénoncé le fait que 45 municipalités ont imposé des couvre-feux aux personnes « étrangères », suite à des affrontements entre locaux et réfugiés. Après l'infiltration de combattants syriens dans la ville frontalière d'Ersal, tuant 18 soldats libanais, la peur de Daech aux portes du Liban provoque également un renforcement sécuritaire. S'ensuit un cercle vicieux qu'on ne connaît que trop bien. 

Certains Syriens, face à cette perception et à leur situation précaire, peuvent basculer dans des comportements violents, auxquels répondront ou précéderont l'intolérance de certains Libanais qui vont parfois jusqu'à incendier des campements. Ces tensions sur le terrain et les peurs des populations se cristallisent autour de l'opposition des deux principales coalitions politiques, l'une plus favorable à Damas, qui comprend le Hezbollah, et l'autre lui étant clairement opposée, comptant le Mouvement du Futur, mené par le fils de Rafiq Hariri, dont l'assassinat en 2005 est souvent attribué à des Syriens ou, par procuration, au Hezbollah. 

Pour Habbouba, le problème est donc avant tout politique, à la fois dans la perception des réfugiés mais surtout dans la gestion globale du système public. C'est ce système qui pèse sur les populations et qui peut les pousser à bout et ultimement à la violence. 

« Le problème est qu'au Liban, aucun effort n'est fait pour réellement améliorer notre système publique. C'est un système faible, ce n'est déjà pas assez pour les Libanais. Le pays devrait tirer partie de cette situation qui met en évidence les faiblesses du système pour l'améliorer une bonne fois pour toutes ». 

Remobiliser la communauté internationale en attendant la fin du conflit ?

En janvier 2015, le Programme alimentaire mondial a menacé de suspendre ses aides, permettant à la communauté internationale de se sentir à nouveau concernée. Même si la plupart des 4 millions de réfugiés se concentrent dans les pays limitrophes, espérant la fin du conflit pour rentrer chez eux, la durée de la crise nécessite l'aide de pays plus éloignés, mais aux moyens plus importants. L'accueil de réfugiés par les pays les plus développés s'améliore même si beaucoup critiquent la lenteur du système, des processus de sélection et les quotas souvent jugés trop faibles.

Paris accueille par exemple moins de réfugiés syriens que l'Allemagne mais se félicite de jouer sur la qualité et le suivi de son hospitalité. Si cela est louable, la rapidité et l'efficacité demeurent les maîtres mots, étant donné la précarité quotidienne de la gestion des réfugiés au Liban.