Recep Tayyip Erdoḡan est l'homme fort de la Turquie depuis 2003, date à laquelle il arrive au pouvoir en tant que premier Ministre suite à la victoire du Parti de la justice et du développement (AKP), la formation politique conservatrice qu'il a fondé et qui a gagné toutes les élections depuis. Erdoḡan désormais président, c'est l'ancien Ministre des Affaires étrangères, Ahmet Davutoḡlu qui a pris sa succession au poste de premier Ministre, en même temps que celui de chef de l'AKP. Si l'on suit la constitution, ce dernier se retrouve donc à la tête du pouvoir exécutif, le président ayant quant à lui un rôle avant tout honorifique de représentation et d'influence. C'est dans cette configuration que l'AKP s'apprête à mener campagne pour une nouvelle victoire aux élections législatives qui auront lieu le 7 juin. Mais ce qui est en jeu cette fois-ci ce n'est pas la simple reconduite du gouvernement conservateur – elle est déjà acquise – mais celle du régime parlementaire lui-même.
Un Président très présent, trop présent
Le charismatique leader turc est omniprésent dans le débat public, pouvant même aller à l'encontre de l'action du gouvernement. En mars, Erdoḡan a publiquement critiqué les initiatives que le gouvernement a multiplié pour accélérer la résolution du conflit ouvert et meurtrier qui oppose l’État turc à l'indépendantiste et hors-la-loi Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) depuis plus de 30 ans. Il a dit « ne pas voir d'un bon œil » les derniers développements du processus de paix, notamment la mise en place d'un comité de suivi qui réunit le gouvernement et la façade légale du PKK, le Parti Démocratique des Peuples, pour travailler autour d'une feuille de route commune.
En réaction à ces déclarations, le vice-premier Ministre et porte-parole du gouvernement, Bülent Arınç, est monté au créneau en critiquant l'intervention du président qu'il qualifie d'émotionnelle : « Ses déclarations du type ''Je n'aime pas ça'' ou ''Je n'approuve pas ci et ça'' sont des remarques émotionnelles. La responsabilité [du processus de paix] appartient au gouvernement et nous pouvons considérer les propos du président comme des opinions personnelles. » Arınç est une personnalité politique très influente, il fait partie du noyau fondateur de l'AKP et est l'un des rares à pouvoir tenir tête à Erdoḡan, comme il l'avait déjà fait à propos de l'attitude autoritaire du président face au mouvement dit du Parc Gezi. Ses prises de position sont donc loin d'être anodines. L'enjeu premier de cette affaire n'est pas la question kurde, mais la distribution du pouvoir au sein du système politique turc. Arınç est allé jusqu'à accuser l'attitude présidentielle d'être en contradiction avec la constitution, soulignant que « le mode de scrutin présidentiel a peut-être changé, mais l'autorité donnée au président est restée la même ».
Cette attaque frontale et inédite d'un membre éminent du gouvernement et de la majorité contre le « Boss », comme est surnommé Erdoḡan en Turquie, a donné lieu à une passe d'armes au sein du parti conservateur entre Arınç et le puissant maire d'Ankara. Ce fidèle d'Erdoḡan a accusé le vice-premier Ministre d'être un paralelci, un membre du réseau Gülen accusé de vouloir faire s'écrouler de l'intérieur le système Erdoḡan, et a tweeté un message sans équivoque : « Arınç, on ne veut plus de toi ! »
« Le système parlementaire est dans la salle d'attente »
Mais si des critiques telles que celles d'Arınç peuvent être publiquement émises, c'est parce que le président ne cache plus ses ambitions. Il plaide désormais ouvertement pour le passage à un régime présidentiel. Erdoḡan fait depuis cette polémique coïncider ses propos avec ses actes. Il vise, pour les élections du 7 juin, un score de 400 députés AKP à la grande Assemblée nationale de Turquie, nombre requis pour pouvoir voter une modification de la constitution. « Nous sommes passés dans une nouvelle ère de l'histoire de la République avec les élections du 10 août [les présidentielles qu'il a remportées]. Le système parlementaire est dans la salle d'attente. Nous devons transformer les élections du 7 juin en une opportunité pour une nouvelle constitution et pour le régime présidentiel » a-t-il déclaré le 29 mars lors d'une conférence à Istanbul.
Crédit Medyapusula
Le Premier ministre Davutoḡlu, qui conduit les troupes de l'AKP pour la campagne électorale, s'est depuis lui aussi positionné en faveur du régime présidentiel. Il le présente comme le plus efficace pour réformer le pays, et a annoncé qu'il ajouterait la proposition pour un changement de régime dans son « manifeste électoral » alors même qu'un système présidentiel lui ôterait la charge du pouvoir exécutif.
« Sultan Tayyip »
Au-delà des tensions internes à l'AKP, les critiques de l'opposition dénonçant les desseins du président redoublent. Le parti républicain du peuple (CHP), formation de centre-gauche et principale force d'opposition, profère des accusations répétées d'inconstitutionnalité envers l'action d'Erdoḡan dès qu'un sujet s'y prête. Ce sont notamment les prises de position du président dans la campagne électorale ou dans les affaires internes de l'AKP - Erdoḡan s'est exprimé à propos de la dispute entre Arınç et le maire d'Ankara – qui sont la cible des accusations du CHP, car elles vont à l'encontre du devoir de neutralité du président inscrit dans la constitution. Mais c'est surtout le vote par l'Assemblée en mars dernier de l'allocation d'un fonds secret à la présidence qui alimente les accusations de dérives. Auparavant réservé au premier Ministre, ce fonds est censé être utilisé pour la sécurité de l’État, mais aussi à des fins politiques, sociales et culturelles ainsi qu'à des « services extraordinaires ». À ce propos, un haut responsable du CHP parle de « coup d’État constitutionnel » et de « trahison du système parlementaire », l'opposition de droite quant à elle parle de « gouvernement parallèle depuis le palais présidentiel ». C'est un exemple parmi beaucoup d'autres des suspicions de dérive d'Erdoḡan vers un pouvoir personnel qui planent sur la vie politique turque depuis que celle-ci est dominée par le chef de l'AKP.
L'enjeu est de voir dans quelle mesure une telle transformation a pour but une accélération des réformes ou l'affermissement du pouvoir personnel de Recep Tayyip Erdoḡan. Dans un pays où la figure du père fondateur de la République, Mustapha Kemal dit « Atatürk » - « père des turcs » - est adorée et littéralement présente partout, la tentation semble grande pour Erdoḡan de se hisser sur le piédestal d'une sorte de « grand Homme », lui qui, depuis qu'il a été élu président, multiplie les signaux de mégalomanie. Le plus fameux d'entre eux est la construction controversée du fastueux palais présidentiel d'Ak Saray qu'on ne peut s'empêcher de comparer à celui du dictateur roumain Ceauşescu. Pour celui qui souhaite publiquement un retour à la splendeur des siècles ottomans, l'accusation de vouloir devenir « Sultan Tayyip » – surnom très populaire depuis sa diffusion au moment des émeutes du Parc Gezi – semble n'avoir jamais sonné aussi juste.