« Cześć, jak się masz ? » (Salut, comment vas-tu ?) : au Royaume-Uni, depuis presque dix ans, on entend de plus en plus ces phrases en polonais. Elles proviennent des étudiants qui ont émigré de Pologne pour tenter de trouver un meilleur sort outre-Manche. Ils sont nombreux et leur nombre s’accroît d'année en année. Le phénomène a débuté avec l'entrée de la Pologne dans l'Union européenne. Incidence grave, il s'accentue et engendre une hémorragie de matière grise étudiante que les gouvernements successifs ne parviennent pas à endiguer.
Officiellement, c'est plus de 2 millions de Polonais qui ont quitté le pays entre 2002 et fin 2007, dont plus de 650 000 vers le Royaume-Uni et 200 000 en Irlande. La grande majorité sont des étudiants nouvellement diplômés : 82 % ont entre 18 et 34 ans. Ils se disent lésés par leur pays, incapable de leur offrir de bonnes opportunités d'emploi à la sortie de leurs études : « Le gouvernement ne nous aide pas et ne compte pas sur nous. Pourquoi rester alors qu'ils ne veulent pas de nous ? » assène Bogusz, étudiant polonais exilé à Londres.
La deuxième vague migratoire de 2009 a accentué le mouvement, le gouvernement du Premier ministre de l'époque Donald Tusk ayant échoué à freiner cet exode continu.
Alors que le gouvernement pensait cette émigration temporaire, elle s'est pérennisée. En 2013, 726 000 personnes de moins de 34 ans ont à nouveau quitté la Pologne, signe d'une stagnation du niveau de vie en dépit de l'apport de l'ouverture européenne. Avec un taux de fécondité bien inférieur à celui de ses voisins, passé de 2,06 en 1991 à 1,30 en 2012, conjugué à un système de santé toujours aussi précaire et inefficace, les efforts du gouvernement de retenir ses meilleurs éléments sont sérieusement mis à mal.
« L'exode est devenu une normalité »
Les échos que l'on recueille en Pologne sur cet exode attestent qu'il va se poursuivre et n'est pas prêt de s'interrompre. À 20 ans, Joanna, étudiante en licence d'anglais à Poznan, incarne bien le dilemme qui se pose aux jeunes de son pays : « Je pense déjà à émigrer de la Pologne vers l'Angleterre pour au moins un an. L'exode des étudiants polonais est devenu une normalité ici : nous partons à l'étranger car intuitivement, nous savons que la vie sera meilleure là-bas, qu'un monde différent nous attend hors de nos frontières. Ici, les prix augmentent plus vite que les salaires et cela, de manière incessante. Cela nous amène à penser qu'étudier et travailler à l'étranger puis revenir en Pologne est la meilleure solution. Mais en réalité, peu de ceux qui sont partis reviennent. »
Pour ne parler que de la destination la plus convoitée, le Royaume-Uni, la perspective d'un salaire facilement doublé avec un niveau de vie plus confortable séduit naturellement les jeunes. Malgré un taux de chômage pour la Pologne relativement faible, à hauteur de 7,8 % de la population active en janvier 2015 selon Eurostat, Joanna préfère partir, considérant le climat de travail trop hostile pour les étudiants en Pologne.
Plus encore qu'une normalité, c'est une fatalité qui frappe les jeunes diplômés polonais. Le gouvernement a longtemps favorisé le départ volontaire des étudiants à des fins politiciennes, comme le rappelle la démographe Krystyna Iglicka : « Les autorités se sont habituées au fait que l’émigration est un bon moyen de se débarrasser du chômage. Il n’y pas de travail pour les jeunes ? Mais qu’ils partent ! Peut-être reviendront-ils, mais ce sont les gouvernements suivants qui en auront la charge. » Un aveu d'impuissance criant de la part des gouvernements polonais successifs, incapables de mettre en place des programmes d'insertion professionnelle viables malgré une croissance de l'ordre des 20 % à son entrée dans l'Union européenne, et de 3,2 % en 2015, en première place européenne.
L'apathie des pouvoirs publics à l'approche des élections
À l'image de nombreux compatriotes, Joanna préfère donc partir en Grande-Bretagne. Ses compétences en anglais seront un avantage, mais ne la mettront pas à l'abri d'un emploi de moindre qualité au vu du nombre d'immigrés polonais venus profiter de l'eldorado britannique.
Serveur, manutentionnaire, homme ou femme de ménage, quand on recense les emplois qu’occupent les jeunes Polonais, ce sont en grande majorité ceux-ci qui ressortent. L'exode est rarement signe d'un emploi plus qualifié : plus de 70 % des migrants polonais considèrent subir une déqualification à leur arrivée dans leur pays d'accueil. Confrontés à la barrière de la langue et à un marché du travail saturé, la plupart se retrouvent contraints d'exercer des emplois peu qualifiés, principalement dans la restauration ou le bâtiment.
« Depuis combien de temps es-tu en Grande-Bretagne ? » Quand on pose cette question aux jeunes immigrés polonais outre-Manche, on est surpris d’entendre : « quatre ans, cinq ans », voire plus. Beaucoup avaient programmé un séjour temporaire, de six mois à deux ans. Pour la quasi-totalité d’entre eux, la date du retour est désormais sine die et le séjour se mue en une installation à durée indéterminée. Bogusz confirme : « Je pensais trouver un emploi pour quelques mois et rentrer pour continuer mes études. Mais je me suis familiarisé à la vie ici, et cela fait maintenant presque trois ans que je vis à Londres ».
Le salaire, même s’il n’est pas celui escompté avant le départ, le niveau de couverture sociale, les acquis sociaux dissuadent nombre de Polonais de retourner dans leur pays d'origine. Un constat confirmé par Joanna : « Mon amie en Angleterre ne voit plus d'intérêt à retourner en Pologne : s'étant acclimatée au niveau de vie anglo-saxon, elle ne pourrait revenir pour un salaire parfois quatre fois inférieur. »
Pour endiguer ce brain drain massif et continu, le gouvernement a plusieurs fois mis en place des incitations au rapatriement : en 2007, Donald Tusk a initié le programme Retour, suivi en 2009 de l'action Douze villes – revenir mais où ? conjointement organisé par les douze plus grandes villes du pays, et visant à faciliter la mise en relation des migrants avec les pouvoirs publics. Un projet de loi sur le rapatriement a été déposé en janvier 2010 pour faciliter le retour des citoyens polonais selon certains critères. Pour Bogusz , « Les programmes de retour sont mal mis en place et ne sont pas assez attractifs pour inciter les étudiants à revenir. Même nos familles préfèrent nous voir rester à l'étranger, car elles savent que les conditions de vie y sont bien meilleures. »
Lancés suite à la crise financière qui s'est abattue sur l'Europe en 2008-2009, ces différents programmes auraient pu favoriser le retour des migrants polonais : 500 000 étaient annoncés par le Daily Mail en 2008 suite à la récession britannique, mais ce chiffre n'a jamais été atteint.
Les dirigeants polonais n'ont jamais réussi à trouver une mesure efficace pour convaincre de revenir ceux qu'on appelle désormais la « génération perdue ». La question de l'entrée dans la zone Euro pourrait à terme stabiliser le niveau de vie polonais à l'échelon supérieur, freinant ainsi les flux migratoires sortants des jeunes diplômés.
Le président sortant Bronislaw Komorowski y semble favorable, mais les Polonais sont, eux, très sceptiques par peur d'une inflation ultérieure. Quoiqu'il en soit, l'avenir des étudiants a encore été absent des enjeux et des débats de l'élection présidentielle de mai 2015. L'actuel président et son rival Andrzej Duda sont, à moins d'une semaine du deuxième tour du 17 mai, bien plus focalisés sur des thèmes sociétaux tels que les violences envers les femmes ou la loi sur la fécondation in vitro.