Les autorités ukrainiennes brandissent depuis peu la menace d’une interdiction d’entrée sur le territoire ukrainien et de peines d’emprisonnement à quiconque se rendrait en Crimée sans son accord, contestant de fait le rattachement de la province à la Russie et la considérant comme une zone occupée. Ces mesures pénales sont le reflet d’un arsenal législatif post-Maïdan qui se développe pour contrer l’influence russe sur l’avenir du pays. Si l’entrée en Crimée sans passer par les douanes ukrainiennes peut légitimement constituer une faute du point de vue ukrainien, des décisions plus critiquables ont été prises ces derniers mois pour réévaluer le rôle de la Russie dans la mémoire ukrainienne, toujours afin d’entamer la popularité de l’« ours russe ». On parle de lois mémorielles de « décommunisation ». Mais il ne s’agit pas seulement d’un remodelage de la mémoire nationale, ces mesures ont des conséquences très concrètes sur la vie des Ukrainiens.
Alors que certains estiment que le nouvel objectif poursuivi par la Russie est de semer le chaos dans la vie politique ukrainienne pour empêcher la résolution de la guerre en Ukraine orientale, la paranoïa fuse, et tout ce qui peut être associé de près ou de loin à la Russie est vu avec méfiance. Dans le cadre de cette crainte d’un ennemi intérieur, c’est l’héritage soviétique qui en souffre le plus. Ainsi, le 9 avril dernier, la Rada suprême (Parlement ukrainien) a voté une loi qui bannit la propagande communiste ou nazie, ce qui nécessite de faire disparaître notamment les multiples représentations de la faucille et du marteau qui ornent de nombreuses façades ou monuments historiques.
Dissimuler l’héritage soviétique
On pourrait cyniquement qualifier la tâche de stalinienne tant l’empreinte du passé soviétique est omniprésente. Cela va de la nécessité de renommer des entités, comme le Illichivets Marioupol, club de foot contraint d’abandonner le prénom du leader bolchevik Vladimir Ilitch Lénine, au démantèlement des fresques qui ornaient le métro de Kiev, en passant par le décrochage des insignes communistes des portails du Parlement et du Ministère des Affaires étrangères. Souhaitant agir dans l’urgence, la loi fixait l’échéance du 21 juin pour que tout symbole ait disparu, sans quoi les contrevenants s’exposeraient à cinq ans de prison. C’est cependant sans compter les longs processus de délibération, comme dans le cas du club de foot précité qui a décidé de se rebaptiser via un système de vote en ligne. Il en est de même pour la statue gigantesque et emblématique de la Mère-Patrie commémorant du haut de ses 62 mètres la libération de Kiev par les soviétiques, et dont il est bien difficile de se débarrasser. Il semblerait toutefois que les monuments à la gloire de la libération de 1944 pourront demeurer tels quels.
Peu importe l’ampleur de l’opération, la loi est appliquée sans faire de vagues, hormis certaines voix qui font part de leur regret de voir un patrimoine architectural ainsi altéré. Elle bénéficie même d’un certain soutien populaire. En fait, ces mesures rappellent la dynamique de remise en cause de l’héritage soviétique qui s’est développée lors de l’effondrement du rideau de fer. C’est d’ailleurs ainsi que Volodymyr Vyatrovitch défend sa proposition de loi, parlant d’un « choc mémoriel » permettant de tirer « des gains en termes de démocratisation », à l’image des anciennes républiques populaires. S’agissant de démocratisation, certains s’élèvent toutefois face à des décisions prises sans consultation du peuple, faisant même l’économie d’un débat académique. L’aspect financier d’une telle loi n’a pas été pensé non plus : alors que les rues Lénine sont souvent rebaptisées en hommage aux « héros de Maïdan », c’est sur les villes et communes manquant déjà de moyens que pèsent les lourds frais de remplacement des panneaux de rues, districts, villages et villes.
Des lois mémorielles pour imposer une lecture unique de l’Histoire
Plus problématique encore est l’ambiguïté de cette loi qui sanctionne la propagande communiste et nazie. Si le but affiché par Kiev est de mettre à bas les accusations russes selon lesquelles le nouveau régime serait infiltré et soutenu par des néonazis, il en résulte de fortes restrictions sur la liberté d’expression et d’association. En effet, en punissant la négation de « la vraie nature du régime communiste », cette loi impose un récit historique manichéen, alors qu’une autre de ces lois de « décommunisation » rend illégal de questionner la légitimité des héros de l’indépendance ukrainienne au XXe siècle. Dès lors, comment considérer les Ukrainiens de l’armée soviétique combattant contre les envahisseurs nazis pour la libération de l’Ukraine ? Autre exemple d’une Histoire qui se refuse à la binarité : l’armée insurrectionnelle ukrainienne (UPA) formée en 1942 a effectivement combattu pour l’indépendance, n’hésitant pas à s’en prendre aux Ukrainiens de l’Armée Rouge, mais sa réputation est entachée d’un nationalisme anti-polonais virulent, exacerbé par les occupants nazis, qui mena aux massacres de 80 000 civils polonais en 1943. Ainsi, parmi les combattants pour l’indépendance, l’arbitraire a choisi d’en ériger certains au rang de héros à la légitimité non contestable.
Par ailleurs, ces lois pourraient très bien sanctionner les médias ou partis politiques susceptibles de valoriser un héritage quelconque de l’époque soviétique. La section ukrainienne d’Amnesty International s’est élevée contre des mesures qu’elle juge populistes et restreignant les libertés fondamentales. D’autres y voient un moyen pour le Premier Ministre Arseni Iatseniouk de faire diversion face à des affaires de corruption. Hannah Hopko - co-auteure des lois et convaincue que si elles avaient été promulguées à la fin de l’ère soviétique la crise d’aujourd’hui n’aurait pas lieu - rejette ces accusations et dénonce des tentatives de manipulation.
Une attaque à l'encontre du pluralisme
Néanmoins, les premières victimes à faire les frais de cette loi contre la propagande soviétique sont les partis communistes ukrainiens, récemment bannis du processus politique et électoral par un décret datant du 24 juillet, ce dont s’est félicité le garde des Sceaux ukrainien Pavlo Petrenko, parlant d’un « acte de justice historique ». Face aux critiques, celui-ci a assuré que la décision avait été prise sur la base de preuves évidentes récoltées par le SBU (services des renseignements ukrainiens) et que le parti communiste apportait son soutien, y compris financier, aux séparatistes de l’est de l’Ukraine. Mais aucune de ces preuves n’a été rendue publique à ce jour, rien n’indique donc que ce ban repose sur autre chose que la loi d’interdiction des symboles communistes. Si l’Ukraine n’y change rien, il est fort probable que la Cour européenne des droits de l’homme retoque cette loi, alors que la dissolution d’un parti n’est possible qu’en cas de remise en cause des activités de celui-ci, et non de son nom ou de son identité graphique. S’il existe des preuves que le Parti communiste s’est fait complice d’activités criminelles, alors les coupables pourraient être traînés devant la justice, et ce sans convenir au droit.
Ces atteintes portées au pluralisme et cette tentative d’imposer un récit unique de l’histoire ukrainienne en dit long sur la déstabilisation d’un pays qui ne s’est toujours pas remis des conséquences du mouvement Euromaïdan. L’Ukraine s’essaye à la démocratie, mais elle est dépassée par une partie de sa population russe qui s’est retrouvée réduite à une minorité par un hasard de l’Histoire et qui reste très attachée à la Russie. Ces lois de « décommunisation » votées dans la précipitation ont tout de même produit ce qui pourra s’avérer bénéfique pour aller de l’avant et accepter un passé trouble : la déclassification et l’ouverture au public des archives de la police secrète de l’ère soviétique. Avec l’aide de l’Institut de la Mémoire Nationale, les ukrainiens pourront enfin obtenir des informations sur des proches disparus, susceptibles d’avoir été persécutés par le Comité pour la Sécurité de l’Etat, la branche ukrainienne du KGB, organe emblématique de la terreur soviétique.
Finalement, l’incertitude qui pèse sur Kiev vis-à-vis des séparatistes russes et de l’implication de la Russie dans le conflit à l’est aboutit à des mesures prises dans la précipitation. Désireuse de défendre son indépendance, l’Ukraine impose une réévaluation de son histoire afin de noircir la période soviétique. D’aucuns nieront le caractère oppressif d’un régime inhumain, qui a notamment donné lieu à la grande famine de 1932 qui causa la perte de millions d’Ukrainiens. Pour autant, nombreux sont ceux qui ne considèrent pas tous les aspects du régime de 1917 à 1991 comme étant criminels. Il est utile de se rappeler de la fameuse déclaration de Vladimir Poutine qui estimait que « ceux qui ne regrettent pas la disparition de l’URSS n’ont pas de cœur, mais ceux qui voudraient la refaire n’ont pas de tête. » Aujourd’hui, tout comme certains Russes, des Ukrainiens, surtout au sud et à l’est, supportent mal la chute d’une Union Soviétique qui, pour beaucoup, rimait avec espoir. Il n’est pas certain que de telles lois permettent de réconcilier une Ukraine qui regarde vers l’Occident et une autre liée historiquement à la Russie.